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mardi 16 août 2011

Le vieil homme et la mer


               
                                   

Le verdict médical à son endroit était formel : le vieil homme allait mourir au cours des mois à venir. Non pas qu’il était décompté en raison de son âge- il venait à peine de doubler le cap de la septantaine-, mais bien plutôt parce qu’il était atteint d’un mal incurable. Comme il était veuf depuis quelques années déjà, et qu’il ne laissait personne derrière lui hormis ses deux filles qui vivaient par ailleurs à l’étranger avec époux et enfants, l’homme avait décidé de profiter des derniers mois de son existence pour se livrer à une sorte d’introspection de sa vie passée, afin si possible d’en dresser le bilan.
Mais comme il habitait dans une confortable résidence de banlieue, et qu’il trouvait que ce n’était peut-être pas le lieu par excellence pour se livrer à pareille analyse, en raison notamment de l’achalandage des voisins et amis, il troquait sa maison pour un petit bungalow perdu de la côte atlantique, sans véritable confort et tout juste acceptable comme lieu de résidence temporaire. Pour citer Colette dans le texte, « il n’avait songé qu’à une chose : posséder une retraite dont la porte s’ouvrirait, se refermerait pour lui seul, sur un lieu ignoré. »
Accompagné de ses seuls chats et chien- deux matous avancés en âge et une jeune femelle Labrador-, il avait donc secrètement élu domicile dans ce lieu perdu de bordure de mer. Et là, jour après jour, face à l’immensité de cet océan sur lequel il laissait courir son regard sans le voir pendant des heures, perdu qu’il était dans ses pensées, le vieil homme faisait d’abord le bilan de ce qu’avait été sa vie effective au cours de toutes ces années.
Au plan amoureux, jamais, aussi loin qu’il pouvoir remonter dans ses souvenirs, il n’avait senti le délirant mystère de l’amour s’accomplir dans sa vie de couple. Et comme il était demeuré relativement chaste avant son mariage, hormis quelques petites explorations de la « chose » qui n’avaient jamais été bien loin, son expérience de l’amour au plan physique se limitait pour ainsi dire à un vague idéal. Alors que partout autour de lui on vantait les délices éprouvés par les amants au soir de leur nuit nuptiale, cette fusion issue de l’appel de la chair qui semble-t-il faisait s’émouvoir jusqu’au lit des nouveaux époux soulevé comme par une mer agitée, le vieil homme ne se rappelait pas avoir connu pareille effusion de cœur et des sens.
Que s’était-il passé par la suite, le jeune amant d’alors n’en avait guère gardé de souvenir. Mais ce dont il était sûr en revanche, c’est qu’au cours des mois et des années qui avaient suivi cette première nuit de noces, les choses ne s’étaient guère améliorées entre eux  au plan de l’amour charnel. Inconnus à leur registre amoureux ces enlacements sans fin et ces caresses voluptueuses qui forment le sel d’une vie de couple. Comme il ne se souvenait pas également d’avoir vécu de ces tendres moments d’abandon, les bras jetés spontanément autour du cou et les lèvres fusionnées dans un même élan instinctif. Jamais non plus de « Je t’aime! » lâché entre eux dans l’attendrissement du moment, comme s’il avait été déplacé de se laisser aller à pareil élan du cœur, voire même inconvenant.
Si bien qu’après la naissance de leurs deux filles, les époux ne sacrifiaient plus sur l’autel de l’amour qu’avec une sorte de désaffection qui avait révélé au mari, demeuré toujours par ailleurs le premier admirateur des charmes de sa femme, que celle-ci ne se donnait plus à lui qu’avec indifférence, voire même par pur devoir conjugal. Les mois de disette et de carence affective se prolongeant toujours plus avec le passage des ans, un beau jour, au lever du lit, le mari tenu à distance avait perçu chez sa femme un regard morne, ennuyé, dont le détachement  l’avait saisi : elle était lasse de ses attentes. Oh! elle l’aimait toujours, bien sûr, et cela elle lui en donnait des preuves quotidiennes, mais le lit deviendrait désormais un no man’s land entre eux. Et il en avait été ainsi jusqu’à ce jour triste de décembre d’il y dix ans, où il avait plu à Dieu de rappeler l’inaccessible épouse en son Paradis.
Était-il amer de ce constat mitigé du bilan de sa vie amoureuse, le vieil époux n’en savait trop rien. Ce qu’il savait, en revanche, c’est qu’il n’avait pas senti le besoin de remplacer dans son cœur celle avec qui il avait partagé plus de trente-cinq ans de sa vie. Même s’il avait mis des années avant de le comprendre, il était bien conscient maintenant que personne en ce monde n’était le complément parfait d’un autre. Aucun être n’avait été créé en fonction du bon plaisir d’un semblable. Les besoins de l’un, de même que ses goûts et ses aspirations au sein d’un couple, n’étaient pas nécessairement ceux de son partenaire de vie.
Aussi, alors que les jours passaient et que le temps lui était de plus en plus décompté, le vieil ermite avait préféré s’attarder au bilan de ce qu’il avait plutôt retenu et compris des enseignements de son passage ici-bas. Même s’il avait bien conscience que chaque homme de ce monde était tragiquement seul dans sa quête silencieuse de vérité face à l’éphémère, face à cette vie dénuée de sens qui lui échappait, il ne partageait pas le désarroi résigné du plus grand nombre de ses pareils sur ce plan. Pas de cruel questionnement chez lui devant la fatalité de la mort qui se pointait à l’horizon. Pas de résignation triste non plus comme tant d’autres devant les regrets de leur vie passée. Il ne connaissait pas cette douloureuse impression d’avoir passé tout droit au cours de cette existence, à l’instar de tant de gens autour de lui qui avaient la certitude de n’avoir rien accompli de valable. Au contraire, il croyait sincèrement avoir essayé de faire de sa vie quelque chose de rentable pour ses semblables.  
À l’inverse de tant d’hommes qui étaient assurés après leur mort de ne laisser aucune trace de leur séjour ici-bas, le vieil homme n’avait jamais perdu foi en son destin, foi en la pertinence du modeste rôle qu’il avait joué en cette vie, foi envers les valeurs qui l’avaient toujours aidé à vivre. Il était de ces fidèles qui n’avaient jamais déserté leur Dieu dans ses lieux de culte, parce qu’ils ne l’avaient pas déserté en eux-mêmes. Appliquant cet adage que nul n’est un grand personnage pour son valet de chambre, il se savait tout petit sous le regard de son Créateur, bien négligeable, bien dérisoire, mais infiniment aimé. Et c’était cette foi inébranlable en un Dieu d’amour tout de miséricorde et de compassion à l’égard des manquements de ses enfants qui l’avait empêché d’être pris dans cette espèce de gangue de démission fataliste qui faisait se détourner tant d’hommes de l’espérance d’une survie heureuse après leur mort.
Une de ses grandes qualités étant d’être plein de compassion à l’égard des autres, l’heureux homme s’était efforcé de ne pas porté de jugement sur toutes ces grappes d’égoïstes et de faibles de cœur qui s’agitaient sans fin autour de lui, enfermés dans un monde de conformisme sclérosant où le gros de leur énergie était consacré à leur réussite sociale et financière. La cupidité, l’âpreté du gain, la passion d’acquérir qui absorbe la vie et dessèche l’âme en tuant tout autre désir en l’homme, n’avaient pas trouvé preneur en lui. Ce monde où chacun ne vit que pour sa petite personne, dans l’indifférence et la surdité volontaire à toute élévation au milieu de cercles fermés restreints à ses seuls proches et connaissances, et où la règle est de profiter de tout et vite, pas demain, aujourd’hui, maintenant, il s’en était carrément détaché, vivant au milieu de la fascination générale sans se laisser fasciner.
Si la plupart des êtres de ce monde se contentent d’une existence bête à pleurer, cela n’avait pas été le cas pour cet homme plein de sagesse. Cette vie, il l’avait fouillée, scrutée, sondée en tout sens, dans la mesure de ses humbles connaissances, et il avait tout mis en œuvre pour essayer de faire avancer les choses à son échelle, en particulier dans son milieu de travail, à titre de géographe spécialisé dans l’aménagement du territoire.
Peu lui importait à présent, à l’heure du bilan de son existence, de ne pas avoir connu autant d’ivresse sentimentale et sensuelle qu’il l’aurait souhaitée, avec sa compagne de vie. L’important à ses yeux, c’est que lui avait aimé pour deux. Il allait bientôt mourir, et il avait demandé à ce que ses cendres soient jetées dans la mer. Un milliard d’années plus tôt, la vie était née de l’océan, née de ce qui était au départ l’agglomération de simples gouttelettes d’eau. Lui-même n’était qu’une goutte d’eau dans cet océan, mais à ce titre il avait bien joué son rôle. Il avait reçu la vie, l’avait transmise à son tour, puis avait veillé à la propager enrichie autour de lui. Encore un peu de temps maintenant, et il allait retourner à cet océan mère d’où il était issu. Son cycle de vie serait alors complété.
Quant à son esprit, un autre océan l’attendait, mais de félicité celui-là. Cette vérité, le vieil homme s’en était pénétré depuis toujours. Aussi mourrait-il sans crainte.

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