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samedi 3 mars 2012

Un choix déterminant


      

         « J’aurais voulu faire avancer l’Histoire comme un enfant tire sur une plante pour la faire pousser plus vite. On ne peut duper une plante pas plus qu’on ne peut duper l’Histoire. Mais on peut l’arroser tous les jours, avec compréhension, humilité et aussi amour. » (Vaclav Havel, alors président de la Tchécoslovaquie, en 1992, à Paris.) Quel beau sujet de réflexion. Que d’enseignement dans ces mots pleins de sagesse, à l’instant où on les applique dans la conduite de notre vie.
            Quelle sorte de plante sommes-nous sous la lumière du Ciel? Une plante desséchée, coupée de l’eau lustrale qu’apporte la connaissance lumineuse du règne de l’Esprit en nous ou, au contraire cette plante de culture qui pousse dans la clarté, plantée en Dieu, enracinée dans la Source de la Création, et qui se développe humblement en attendant de porter du fruit ?
            Le fruit révèle la nature de l’arbre. Les paroles et les actes d’un homme révèlent le secret de son cœur, l’esprit qui règne en lui. L’homme qui pense pouvoir se suffire à lui-même se condamne à ne jamais pouvoir atteindre sa pleine croissance. Et au contraire, celui qui accepte que son développement se fasse à travers la Présence de l’Esprit en lui, devient progressivement cet homme achevé qui tend à se libérer de la dualité entre l’être et l’apparence. Ce faisant, cet homme peut enfin montrer son vrai visage aux autres, un visage transfiguré, alors que jusque là il avait toujours vécu avec un masque de vertu accroché devant la face, pour mieux dissimuler toute la corruption morale de son intérieur. Mais celui qui parvient à cet état de libération, atteint à la véritable connaissance qui n’est pas accumulation de savoir, mais fraîcheur du regard de l’enfant, innocence du cœur.
À ce stade de son affranchissement, l’homme transforme sa pulsion vitale en force d’amour. Il renaît à une nouvelle vie, réalise en lui l’union des contraires, pose sur notre monde le regard neuf de l’enfant nouvellement né qui est en lui. Et pour ceux qui croient que cette renaissance n’est pas essentielle, le Christ en a fait une condition sine qua non de notre Salut : « Tout homme qui ne naîtra pas une seconde fois ne sera pas sauvé. » (Évangile). 
L’animal domestique, à l’instant où il s’égare dans la nature, ne tarde pas à retourner à l’état sauvage. Il en est de même pour nous. Harcelés que nous sommes sans cesse par les multiples sollicitations extérieures de notre vie, nous nous possédons de moins en moins. Si par surcroît on se refuse à Dieu, on retourne « à l’état sauvage ».  Livré à nos instincts, indifférent aux choses de notre Salut, on chemine alors en terrain inconnu, sur un chemin long et pénible, seul, sans ressources, affamé, assoiffé, l’esprit au ras du sol, puisque c’est à quatre pattes que s’effectue notre progression, sans but précis, en homme diminué, inachevé, en homme tronqué qui n’aura jamais appris à marcher à la verticale, alors que la route est déjà si difficile et qu’il est impératif d’arriver au terme de notre vie, debout et divinisé.
  Nous avons le choix : une vie passée dans l’errance et dans l’éparpillement à courir après les mirages de ce monde, enfoncés dans la matière, appauvris en vérité et en vertu jusqu’au dénuement, tel le roseau qu’agitent en tout sens les vents contraires, ou une vie vécue dans le discernement, afin que tombent enfin de nos yeux les écailles épaisses qui nous en voilent la Lumière.
Il y a deux mille ans, notre monde voyait surgir sur sa route le Messager du Ciel par qui allait venir notre délivrance. Celui qui allait nous sortir de notre bourbier et nous tirer de notre esclavage. Celui qui allait nous ouvrir les portes du Ciel. Généreusement et au prix de sa vie, il allait nous donner les instruments de notre libération, nous apprendre l’unification de toutes nos facultés, afin de devenir, à son exemple, unifiés de corps et d’esprit. À travers l’enseignement de ce Dieu vivant, nous apprenons l’importance qu’il y a pour nous de nous débarrasser de toutes ces fausses images que nous entretenons de nous-mêmes, toutes ces identifications avec un rôle, une situation, une idée qui nous amènent à se donner une importance exagérée, oubliant à quel point nous ne sommes qu’indigence et pauvreté d’amour et d’élévation, sous le regard de Dieu.
Chaque instant est l’occasion d’une rencontre avec notre Créateur. Chaque instant est le moment favorable. Chaque jour est le jour du Salut. Demain il sera trop tard. Ce que nous décidons maintenant de notre conduite à tenir face à nos intérêts éternels, aura un impact décisif sur le futur de notre vie. Car s’il est une vérité immuable, c’est que nous cheminons douloureusement en quête de notre achèvement. Si celui-ci n’est pas accompli en cette vie, il devra l’être dans une autre. C’est sur notre fidélité à Dieu dans l’amour quotidien que nous serons jugés !
Un choix déterminant, car c’est de lui que dépendra ce long temps d’épreuve et d’expiation qui est le nôtre présentement. Faut-il se le rappeler, on est déjà dans l’éternité. L’expression « faire son purgatoire sur terre », a peut-être plus de sens qu’on ne le croit. Dieu seul sait si nous en subissons l’épreuve présentement, et depuis combien de siècles cela dure, sans oublier la multitude d’entre nous qui vit bien plus un véritable enfer ici-bas, qu’un purgatoire.
La consolation au tableau, c’est qu’au moins on connaît la raison de notre interminable errance, et que nous avons le choix de l’écourter. « Marchez tant que vous avez la lumière, de peur que les ténèbres ne vous surprennent, disait Jésus, à quelques  heures d’entrer dans sa Passion.  Car celui marche dans les ténèbres ne sait où il va. Tant que vous avez la lumière, croyez en la lumière, afin de devenir des fils de Lumière. »

samedi 25 février 2012

Au pied de la Croix


Jésus est mourant sur sa croix, entre les deux larrons qu’on a cloués au gibet en même temps que lui. À ses pieds, dans l’ombre épaisse qui enveloppe le Calvaire, le centurion de service attend que la mort ait fait son œuvre pour administrer au divin Crucifié le coup de lance réglementaire auquel aucun condamné n’échappe. À deux pas derrière lui, les bourreaux sont à tirer au sort la tunique sans couture de Jésus, son seul bien terrestre. Légèrement à l’écart sur le Golgotha, pour ne pas nuire au travail des exécuteurs des basses œuvres, veillent en silence la « famille » de Jésus : Marie sa mère, Marie de Cléophas la sœur de sa mère, Marie la Magdeleine, Salomé la mère des fils de Zébédée, et son fils Jean. Juste en contrebas de ce tertre de mort qui domine les terrains environnants à une cinquantaine de coudées à l’extérieur du mur d’enceinte de Jérusalem, les quelques dizaines de légionnaires qui ont servi d’escorte aux trois condamnés à mort à travers les rues de la Ville sainte, afin de prévenir toute forme de violence chez la foule survoltée, attendent patiemment que tout soit terminé pour retourner à la forteresse Antonia abritant les quartiers des troupes romaines.
Soudain, tous croient rêver autour du Calvaire, quand Jésus se hausse sur ses clous et ses plaies meurtries, au milieu de la voix terrifiante du Khamsin qui est à se lever dans le lointain, masquant déjà tout l’horizon au-dessus du désert de Juda. Paraissant immense sur sa croix qui se dresse tel un phare dans ce ciel d’épouvante, un bref instant Jésus reste là, au sommet de ce gibet de douleur, à s’accrocher à son dernier souffle de vie, puis il pousse un cri d’une souffrance indicible, avant de s’affaisser d’un bloc, vaincu par cet ultime effort. Debout au pied de la croix, le centurion voit la tête du Messie crucifié se tourner lentement dans sa direction, puis s’effondrer sur sa poitrine, de grosses larmes débordant de ses yeux morts et coulant le long de ses joues maculées de sang et de crachats.
Vraiment cet homme était le Fils de Dieu! s’écrie-t-il, absolument médusé que ce Fils du Ciel lui ait fait cette grâce insigne de lui réserver son dernier regard, au moment de quitter cette vie à jamais.
Au même instant derrière le centurion, les bourreaux de service s’exclamaient d’une voix commune :
― Aïe, il m’a regardé en mourant!
Mais non, c’est moi qu’il regardait! de s’écrier une voix du groupe des soldats, en contrebas du Golgotha. Mais non, c’est moi! de renchérir un autre légionnaire. ― Pas du tout, c’est moi, d’affirmer un autre garde, avec force. Je me suis dit je rêve, c’est sûrement sa mère et les membres de sa famille qu’il fixe ainsi dans la mort, pas moi, c’est pas possible! Il ne peut pas avoir eu cette considération pour moi, un Romain, je suis de ceux qui l’on conduit à son supplice! Et pourtant, j’en mettrais ma main à couper, c’était bien moi qu’il regardait!
Dans le même temps, des rangs des princes des prêtres, des pharisiens et des docteurs de la Loi agglutinés sur le pourtour du Calvaire, juste derrière les soldats du service de garde, pour être sûrs de ne rien manquer du sanglant spectacle de la mise en croix de celui de leur frère qu’ils avaient dénoncé à Rome comme faux prophète, blasphémateur et roi des Juifs autoproclamé, des dizaines de voix se targuaient au sein de leur groupe d’avoir été celui qui avait recueilli le dernier regard du transpercé, au moment où il passait de vie à trépas. Si bien, qu’à la fin, chacune des personnes présentes sur place semblait revendiquer pour elle cet ultime honneur.
Mais si tous étaient sûrs d’être l’« élu », qui donc Jésus avait-il regardé en mourant?
Et si c’était chacun de nous qu’il regardait..?

samedi 18 février 2012

Le mensonge


Un jour, un professeur de philosophie demandait à ses élèves de lui faire une dissertation sur le thème suivant : « Comment serait le monde d’aujourd’hui, si les hommes étaient incapables de mentir? » La première question qui me vient à l’esprit est celle-ci ? Pourquoi avoir choisi le mensonge alors qu’il ne figure pas dans les sept principales sources du péché appelées communément « péchés capitaux » ? Pourquoi le mensonge et non pas l’orgueil, l’avarice, l’impureté, l’envie, la gourmandise, la colère et la paresse ?
Et si c’était parce que le mensonge est sous-jacent à toutes ces plaies gangreneuses de l’âme ? Satan n’est-il pas appelé l’esprit de mensonge depuis ce lointain jour funeste où il se glissa dans la peau du serpent pour venir dire à Adam et Ève : Mangez de ce fruit et vous serez comme Dieu ? Même si Chamfort a écrit que « cet arbre de la science et du mal qui produit la mort est une belle allégorie », reconnaissons que l’image est belle. L’homme aveuglé par l’esprit de mensonge veut briser ce lien de maître à esclave avec son Créateur, tel que le serpent le lui en a insidieusement insufflé l’idée. Tout comme son Dieu, il a droit lui aussi à l’ultime connaissance. Dès lors, il fera fi de toute contrainte dans sa vie. Et il s’appropriera le pouvoir d’agir selon sa propre volonté, réclamera pour lui la liberté totale.
Le mode d’action du Mal est la division. D’abord il sépare la créature de son Créateur. Puis il brise, rompt l’unité originelle qui était en celle-ci pour introduire à la place la dualité, le duel, la lutte entre le bien et le mal. Dès cet instant, le souffle brûlant de l’esprit d’orgueil que masquait habilement l’esprit de mensonge s’empare de l’homme pour le plonger dans l’aveuglément, le soumettre à toutes les formes de passion, et le diviser d’avec son semblable. Balayées par ce souffle aveugle, les vacillantes lueurs de la raison s’enténèbrent d’une ombre épaisse, et entre alors en action le troisième génie perfide que cachait l’esprit de mensonge, soit l’esprit de ténèbres dont le règne sera de plonger l’humanité dans l’obscurité la plus profonde qui soit.
Un choix de s’aliéner au mal dans lequel Dieu n’y est pour rien. Notre sagesse envolée, c’est la porte ouverte à ses contraires : l’ignorance, la déraison, l’imprudence, l’inconséquence. Sous le vocable de « sensualisme », l’esprit immonde- le quatrième tentateur sournois à se faufiler derrière l’esprit de mensonge-, transformera notre monde en règne de toutes les voluptés et de toutes les infamies, le faisant sacrifier à toutes les jouissances possibles des sens et passer en mode de luxure perpétuelle, avec tout son cortège d’iniquités et de dégradations morales.
Imaginons maintenant que l’esprit de mensonge ne soit jamais entré dans notre monde. Nos lointains ancêtres n’ayant pas cédé à l’orgueil aveugle qui se perpétue depuis l’aube des temps et nous abâtardit, ceux-ci se développent alors comme s’ils étaient en partenariat avec Dieu, puisqu’Il leur a confié en quelque sorte sa Création. On peut donc se représenter un Dieu retiré à l’écart du monde qu’Il a créé et qui regarde avec bienveillance et intérêt ce que ses protégés vont en faire. Ce monde, faut-il le rappeler, est sous l’impulsion de l’Amour qui a prévalu à l’implantation de nos lointains aïeuls au jardin d’Éden. L’Amour en est la normale, puisque nos ancêtres y vivent dans un état de félicité parfait, y faisant l’apprentissage à chaque instant de toutes les splendeurs et de tous les délices de ce paradis terrestre. Ils ne connaissent donc de la vie que le Bien absolu. Ils ne peuvent imaginer le Mal, puisque celui-ci ne signifie rien pour eux.
Au fil des siècles, ce paradis va se peupler d’hommes fraternellement compatissants, affables, indulgents les uns envers les autres, et ce partout à la grandeur de la planète. Tous solidaires et animés par la même droiture, la même pureté de cœur, le même sens du partage et de l’entraide. La guerre implacable des intérêts et la dévorante passion des biens terrestres n’existent pas, puisqu’elles sont les conséquences directes de notre aveuglement. De même, personne ne se fait une fausse idée de son droit, et personne n’utilise la force pour le faire valoir. L’abondance que cela génère pour la communauté tout entière, le bien-être, l’ordre, la paix, se situent sur un plan d’élévation dont on ne peut même pas avoir idée, puisque la règle de vie du genre humain peut alors se résumer dans ces trois mots : « Dieu, le prochain, l’humanité ».
Malheureusement, ce monde paradisiaque dont on vient de tracer le portrait restera sans doute une utopie à jamais. Il n’existe pas et il est impensable qu’il puisse voir le jour tant et aussi longtemps que les hommes vivront sous l’emprise de l’esprit du Mal. Mais on peut toujours rêver et imaginer ce qu’il pourrait devenir, si nous parvenions à dégager le vrai du faux, le bien du mal, la vérité de l’erreur. « Ce serait alors le paradis sur terre », me direz-vous. Et pourquoi pas. L’Éden, il est toujours là. C’est nous qui avons tout fait déraper sous l’emprise de l’esprit malin, et qui s’en sommes exclu !
Lors du jugement dernier qui aura lieu après la résurrection générale de tous les hommes et où Dieu récompensera chacun selon ses œuvres, en appelant les justes au bonheur sans fin et en condamnant les mauvais au feu éternel- cet événement constitue un article de foi-, paraît-il que tous nos manquements seront étalés au grand jour devant tout le monde. Chacun pourra voir le mal que cachait l’autre de son vivant.
Quelqu’un a écrit : « La vérité d’un homme, c’est ce qu’il cache. » Le paradoxe, c’est qu’il est peut-être mieux, dans ce monde d’hypocrisie et de mensonge dans lequel on vit, que la pratique de l’artifice voile les zones d’ombre de notre âme, tant nous serions probablement les premiers terrorisés par ce qui nous serait révélé, à l’instant où on ne pourrait plus se dissimuler derrière le paravent de la fausseté. Car, comment cacher quoi que ce soit à l’autre, à l’instant où le mensonge n’existe plus ?

dimanche 12 février 2012

Pierre, m’aimes-tu ?

                                 

La scène se déroule en Galilée, sur les bords de la mer de Tibériade. Jésus, ressuscité d’entre les morts depuis peu, vient de se manifester pour la troisième fois à ses disciples qui ont mis un certain avant de le reconnaître. Sans doute Jésus n’a-t-il plus tout à fait le même visage, la même forme, le même corps que celui qu’il a reçu de l’hérédité de ses parents à sa naissance. Mais ce n’est pas un fantôme. Et ses disciples qui pêchent à quelques encablures au large ne tarderont pas à le réaliser. Lorsqu’ils découvrent cet homme seul sur le rivage au petit matin qui les interpelle amicalement: « Eh ! les amis, auriez-vous quelque chose à manger?», ils sont d’abord un peu surpris, et ils lui répondent par la négative parce qu’ils n’ont pris aucun poisson de la nuit. Mais quand cet inconnu leur dit: « Jetez le filet du côté droit de la barque et vous en trouverez », et qu’ils s’exécutent docilement et remontent un filet rempli à se rompre, Simon-Pierre n’a plus aucun doute : « C’est le Seigneur ! » s’exclame-t-il tout en se jetant à l’eau avant même que leur embarcation n’atteigne le rivage, dans sa hâte de rejoindre son vénéré Maître. 
Au déjeuner, tout le monde s’est retrouvé sur la rive en compagnie de Jésus pour des agapes fraternelles autour d’un feu de braises, quand celui-ci a commandé à ses disciples d’apporter de ces poissons et de venir déjeuner. Leur Maître leur apparaît dans sa chair, et il a les mêmes besoins qu’eux, même si son corps obéit certainement à d’autres lois qui nous sont inconnues.
Alors que les disciples devisent gaiement dans les instants qui suivent ce convivial repas de pain et de poisson, tout à leur joie de retrouver leur Maître ressuscité parmi eux, tel qu’Il le leur avait promis, soudain le Christ dit à Simon-Pierre, tout en désignant le reste de l’assemblée :
-- Simon, fils de Jean, m’aimes-tu plus que ceux-ci ?
Un peu surpris par cette question inattendue de Jésus, Simon-Pierre lui répond spontanément :
 -- Oui, Seigneur, tu sais que je t’aime.
Sur cette réponse, Jésus réplique :
-- Sois le pasteur de mes agneaux.
Mais quelques instants plus tard, alors que les disciples sont restés dans l’étonnement suite à l’étrangeté de cette question dans la bouche de Jésus, ce dernier récidive :
-- Simon, fils de Jean, m’aimes-tu ?
À nouveau la même question pressante pour celui à qui Jésus vient de confier son troupeau. On peut deviner aisément l’étonnement et l’embarras de Pierre devant pareille question impossible à esquiver. D’autant plus que Pierre est sous l’impression depuis le tout début de son adhésion au groupe des « Douze », que son amour pour Jésus est une chose acquise, et que s’il y en a un dont l’attachement ne peut être remis en cause au sein de la bande, c’est bien lui. Et une fois de plus, il répond par la même affirmation :
-- Oui, Seigneur, tu sais que je t’aime.
-- Sois le berger de mes brebis, de dire alors le Christ pour la seconde fois.
Mais quand, dans les minutes qui suivent, Jésus va à nouveau droit au but avec la même question directe : « Simon, fils de Jean, m’aimes-tu ? », Pierre n’est plus seulement décontenancé par l’insistance de son divin Maître à vouloir s’assurer à tout prix de son attachement envers sa personne, mais chagriné de ce que Jésus lui pose cette question pour la troisième fois. Aussi ont peut s’imaginer sans peine le chagrin qu’il doit y avoir dans son regard, dans la réponse qu’il donne à son Maître :
-- Seigneur, tu connais toutes choses, tu sais que je t’aime !
Alors Jésus, pour la troisième fois, confirme son fidèle disciple dans ce rôle de berger des peuples qui désormais sera le sien sur cette terre :
-- Sois le pasteur de mes brebis !
La question a été posée par trois fois avec insistance. C’est dire combien Jésus a besoin d’être rassuré sur la fidélité de son disciple. On le devine, après le triple reniement de Pierre, c’est comme un nouvel appel de son divin Maître à le suivre à jamais, et à s’en remettre à lui dans le futur pour toute chose. D’ailleurs, dans les instants qui suivent, cette exhortation est verbalisé à haute voix : « Suis-moi! »
Deux mille ans plus tard, cet appel ne s’adresse-t-il pas à nous plus que jamais ? Qui au cours de sa vie n’a pas aimé un semblable de tout son cœur, et parfois même avec une passion dévastatrice quand ce n’est pas avec idolâtrie, pour découvrir à la fin que cet amour était illusoire, du fait que cette personne n’éprouvait qu’indifférence pour nous ? Ou pire, qu’après s’être amusé un moment de notre amour, cet être s’était détourné de nous pour un autre…  
Toute notre vie durant, nous sommes confrontés à une espèce d’impuissance à aimer de tout notre cœur, et à se voir payé en retour d’une même réciprocité de passion. De ce fait, nous découvrons au jour le jour de notre vie comme une limite à la capacité que l’amour humain possède de s’accomplir totalement, en s’ouvrant à un autre de ses sentiments. Cette limite est en fait l’impuissance du désir idéalisé de l’homme à pouvoir se réaliser complètement dans les amours terrestres. La réalité, c’est que même dans les amours les plus heureuses, notre désir ne pourra jamais atteindre les sommets de félicité qu’il en attend en retour.
La raison en est que l’autre est également un être de chair plus ou moins centré sur lui-même qui cherche la satisfaction de son désir, tout autant que nous la cherchons. L’un comme l’autre nous sommes en attente de cet amour idéalisé, et chacun espère qu’il le trouvera enfin avec l’apparition de l’autre dans sa vie. Or personne n’a été créé en ce monde pour être le complément d’un autre, pour satisfaire son besoin d’aimer et d’être aimé. Aussi, à chacune de ces désillusions amoureuses, nous laissons un peu plus de nous-même, de notre attente et de nos illusions dans l’aventure. Car jamais cette chair n’arrivera à nous satisfaire et à nous combler, malgré tous les plaisirs qu’elle nous procure.  Dans ce mode d’amour, quelle que soit l’ampleur de la démonstration affective entre les deux amoureux, la norme n’est-elle pas de « prendre », même si nous en sommes plus ou moins conscients ?
L’amour véritable implique le don, l’oubli de soi au profit de l’autre. Combien d’entre nous sont capables réellement d’une telle qualité d’amour ? Nos gestes ne sont-ils pas plutôt sans cesse ajustés sur ceux de l’autre ? N’en venons-nous pas rapidement à donner à l’autre au plan affectif en fonction de ce que nous recevons nous-même de lui ? Et quand ces amours étudiées, mesurées, jaugées en tout sens en fonction de la réceptivité de l’autre à nos transports amoureux en viennent à s’affadir, notre désillusion n’est-elle pas particulièrement amère ? Notre vie ne se transforme-t-elle pas alors en une pénible attente permanente de l’amour avec un grand A, pour peu que notre espoir renaisse et que ce désir qui nous habite toujours en vienne une fois de plus à nous conduire à répondre à un nouvel appel amoureux ? 
L’histoire de l’homme sur cette terre n’est-elle pas une interminable quête d’amour, tant il est vrai qu’au cœur de l’homme son aspiration la plus profonde est d’aimer et d’être aimé ? Sa véritable raison d’être n’est-elle pas l’amour ? D’ailleurs, peut-il seulement s’épanouir autrement que dans l’amour ? Impossible, puisqu’il a été créé par amour et pour l’amour. Dans la mystique chrétienne, l’amour de l’homme pour Dieu répondrait à l’amour de Dieu pour les hommes. Mais comme Dieu a donné avant nous sur ce plan, ne va-t-il pas de soi de répondre à cet amour à notre tour? Cela n’expliquerait-il pas, dans un sens, les ordonnances du premier commandement de Dieu : « Un seul Dieu tu adoreras et aimeras parfaitement» ? 
Voyons quelle définition nous donne le dictionnaire de ce mot « amour » si galvaudé: « Attachement à quelqu’un. Disposition à vouloir le bien d’une entité humanisée (Dieu, le prochain, l’humanité, la patrie) et à se dévouer à elle. »
Se dévouer. L’amour vrai est donc dévouement, don de soi, abnégation, bienveillance, bonté. Si l’image qu’on s’en fait est celle qu’en a donnée Chamfort quand il écrit : « L’amour n’est que l’échange de deux fantaisies et le contact de deux épidermes », rien de surprenant alors que toute notre vie se déroule dans un état de fausseté misérable sur ce plan, tant nous sommes ignorants des élévations de cœur de l’amour vrai ! Si pour nous le mot « aimer » signifie être troublé par un autre, éprouver de l’affection pour lui, l’admirer, le désirer, s’abandonner à lui, vouloir le posséder, quelle forme d’amour est-ce donc, puisqu’on vient de le voir, « aimer » c’est par définition un don de soi à l’autre, aux autres ?
Quand Jésus interpelle ce disciple dont Il sait qu’il a la force du roc en lui, puisqu’Il lui a donné le surnom de « Pierre », et qu’Il lui demande : «  Simon, fils de Jean, m’aimes-tu ? », Il veut s’assurer de l’authenticité de son amour pour Lui, au regard de la mission qu’Il lui confie d’être le pasteur universel de ses brebis. Le Christ sait que Simon-Pierre devra être prêt à donner sa vie, à mourir à lui-même, pour les autres. Et même qu’un jour, cet amour lui vaudra la croix en retour, tout comme pour Lui.
L’amour vrai part toujours de soi pour aller vers les autres. Il donne sans rien attendre en retour, car à l’instant où il cherche à être payé de retour, il cesse d’aimer, puisqu’il cesse de donner. Trompé que nous sommes par nos fausses amours, nous avons toujours peur de ne pas recevoir. Nous attendons de l’amour donné aux autres qu’il soit rentable, qu’il nous paie de retour. Or c’est justement en cherchant ainsi la gratification, que nous n’obtenons rien. Mais en revanche, celui qui donne sans compter, celui-là recevra tout.
L’amour égoïste du retour sur soi est un amour faux qui apporte toujours avec lui la déception et la frustration. Tous nous avons vécu de ces amours attente, de ces amours retour tissés de malentendus qui nous ont conduit à toujours plus de désillusion et de désappointement. Mais à présent, vient l’heure de notre rencontre avec l’amour véritable qui rend libre, puisqu’il est dénué d’attente et qu’il fait fi de l’attachement aux choses. Jésus est là sur le rivage dans cette aube nouvelle de notre vie, et il nous interpelle chacun par notre nom, et la question est directe, aussi impossible à esquiver qu’elle le fût pour Pierre : « M’aimes-tu ? » Sans doute qu’il y a longtemps que Jésus attend de nous une réponse sans détours, mais que du fait de notre silence timoré, il soit obligé à s’abaisser à répéter cette question encore et toujours, pour notre plus grand déshonneur. Car contrairement à Pierre qui l’a renié à trois reprises, combien de fois, pour notre part, ne l’avons-nous pas trahi, du fait de nos infidélités répétées ?
À présent que nous est révélé l’Amour dans son absolu, avec ses exigences de  renoncement, d’oubli et de dévouement pour l’autre, sommes-nous prêts à notre tour, à l’exemple de Pierre, à nous détacher de nous-mêmes et à embrasser cette voie du don de soi qui nous fait expérimenter ce qui est le plus difficile dans l’amour, le risque ?
La question est posée : Des amours vécues selon la chair, ou un Amour vécu selon le cœur ? Mais de grâce, ayons la générosité et la franchise, cette fois-ci, de ne pas esquiver la question pour Celui qui attend une réponse à son Amour depuis si longtemps !  

samedi 4 février 2012

Comme un long fleuve tranquille

Le poids de la fatigue avait commencé à se faire sentir tôt en soirée, après la rude randonnée de plein air en montagne que le grand-père et son petit-fils avaient faite en journée. Aussi les deux hommes avaient-ils choisi de se coucher de bonne heure, afin de se lever aux aurores le lendemain. Assis sur le rebord de son lit, le vieil homme ajusta le réveil de sa montre, avant de se mettre au lit.
-- Debout à quatre heures, marmonna-t-il entre ses dents.
Puis il plia sa grosse veste de laine pour s’en faire un oreiller, éteignit sa lampe de poche et s’étira le cou en direction de son petit-fils allongé dans l’autre lit à quelques pas du sien pour lui souhaiter bonne nuit. Mais le garçon ne répondit pas, n’ayant pas tardé à sombrer dans un profond sommeil à la minute où s’il s’était mis au lit. Dans la pénombre, on ne distinguait que la forme de son corps pelotonné jusqu’au cou dans son sac en duvet.
Se glissant à son tour dans son sac de couchage, le vieil homme n’en remonta la fermeture éclair qu’à moitié, afin de se garder toute liberté de mouvement en cas de nécessité. Une vieille habitude qu’il avait acquise depuis nombre d’années, quand il se retrouvait en présence d’un feu de foyer dont les bûches se consumaient à l’air libre. Ce qu’il craignait, c’est qu’une bûche enflammée du sommet de la pyramide en vienne à s’écrouler hors de l’âtre et rouler sur le plancher de bois de la pièce en semant des charbons embrasés tout autour d’elle. Ce alors que les deux hommes dormiraient à poings fermés. Aussi, comme une âme inquiète, souvent il veillait dans la pénombre, lorsque tout était assoupi autour de lui.
Le grand-père avait mis du temps avant de trouver le sommeil, se tournant et se retournant dans son lit, enviant la jeunesse de son petit-fils que rien ne préoccupait encore vraiment dans sa jeune vie. Dans la nuit calme et froide, il regardait sans la voir la flamme du foyer, perdu dans ses méditations, jusqu’à ce que Morphée en vienne enfin à le transporter dans ses bras…
Ce fut le froid qui réveilla net le vieil homme, un peu avant l’aube. La température avait chuté au cours de la nuit, tel qu’il l’avait prédit à son petit-fils la veille. Se mettant sur pieds sans bruit, il se rendit devant le foyer pour enfiler ses vêtements afin de profiter de la faible lumière que dégageaient les quelques tisons qui y agonisaient. Puis, après l’avoir bourré à pleine gueule d’une nouvelle fournée de bûches, il mit la cafetière à chauffer sur le réchaud à gaz et s’installa confortablement devant l’âtre, un pied tendu vers la flamme. Au bout de quelques minutes, les bûches flambaient avec une telle avidité qu’elles lui grillaient le visage.
Comme il allait reprendre la lecture du livre du général Dallaire sur le génocide rwandais, « J’ai serré la main du diable », bouquin que le vieil homme achevait de lire pour la deuxième fois tant il en avait été marqué, une feuille de papier pliée utilisée en guise de signet en tombait. Un simple feuillet dactylographié que lui avait remis il y a quelques années un vieil ami, et sur lequel était inscrit au stylo les mots « à méditer », en guise d’en-tête. Délaissant son bouquin, le grand-père se plongeait aussitôt dans la lecture du texte en question dont il se rappelait fort bien le contenu, une réflexion sur la mort qui avait été tirée d’un volume du regretté Doris Lussier.
Le texte se lisait comme suit : « Je n’ai qu’une toute petite foi naturelle, fragile, vacillante, bougonne et toujours inquiète. Une foi qui ressemble bien plus à une espérance qu’à une certitude. Mais voyez-vous, à la courte lumière de ma faible raison, il apparaît irrationnel, absurde, injuste et contradictoire, que la vie humaine ne soit qu’un insignifiant passage de quelques centaines de jours sur cette terre ingrate et somptueuse. Il me semble impensable que la vie une fois commencée se termine bêtement par une triste dissolution dans la matière, et que l’âme, comme une splendeur éphémère, sombre dans le néant après avoir inutilement été le lien spirituel et sensible de si prodigieuses clartés, de si riches espérances et de si douces affections.
Il me paraît répugner à la raison de l’homme autant qu’à la providence de Dieu que l’existence ne soit que temporelle et qu’un être humain n’ait plus de valeur et d’autre destin qu’un caillou. J’ai déjà vécu beaucoup plus que la moitié de ma vie ; je sais que je suis sur l’autre versant des cimes et que j’ai plus de passé que d’avenir. Alors j’ai sagement apprivoisé l’idée de ma mort. Je l’ai domestiquée et j’en ai fait ma compagne si quotidienne qu’elle ne m’effraie plus… ou presque. Au contraire, elle va jusqu’à m’inspirer des pensées de joie. On dirait que la mort m’apprend à vivre. Si bien que j’en suis venu à penser que la vraie mort, ce n’est pas mourir, c’est perdre sa raison de vivre. Et bientôt, quand ce sera mon tour de monter derrière les étoiles et de passer de l’autre côté du mystère, je saurai alors quelle était ma raison de vivre. Pas avant. La plus belle chose que j’ai lue sur la mort, c’est Victor Hugo qui l’a écrite : “Je dis que le tombeau qui sur les morts se ferme ouvre le firmament, et que ce qu’ici-bas nous prenons pour le terme, est le commencement.” »
Le vieil homme, piqué par la curiosité,  avait, à l’époque où cet ami lui avait remis ce feuillet, cherché à retracer le texte original de Victor Hugo. Et, après quelques recherches, il avait fini par le dénicher. C’était un extrait tiré des Contemplations qui s’intitulait « Sur une tombe », un chant de douleur qu’avait écrit le poète suite au décès tragique de sa fille survenu quatre années plus tôt.  Ce vers de Hugo avait si conquis le grand-père à son tour, qu’il en avait retranscrit à la main un autre passage, à la suite de l’extrait qu’en avait donné Doris Lussier :
« L’âme de deuils en deuils, l’homme de rive en rive, roule à l’éternité… Dès qu’il possède un bien, le sort le lui retire. Rien ne lui fut donné, dans ses rapides jours, pour qu’il s’en puisse faire une demeure et dire : C’est ici ma maison, mon champ et mes amours ! »
-- T’es déjà debout, grand-p’pa ?
Assis dans son sac de couchage au milieu de son lit, le garçon reluquait son grand-père dans la pénombre avec de grands yeux ronds tout endormis, semblant se demander ce qui avait bien pu pousser son aïeul paternel à se lever de si bonne heure.
-- Oui, jeune homme, c’est le froid qui m’a réveillé.
    --  Ah ! c’est pour ça… Quelle heure est-il ?
    --  Trois heures quarante… Si t’es réveillé, vient me rejoindre, je viens de faire du bon café.
    Cinq minutes plus tard, le garçon, tout habillé, venait rejoindre son grand-père devant le foyer dont les bûches flambaient et pétillaient de bonheur.
-- T’es en train de relire le livre du général Dallaire…
-- J’en avais l’intention, mais mon attention a plutôt été distraite par ce texte que m’avait fait parvenir autrefois un vieil ami… Tiens, lis-le pendant que je sers le café… Pas de lait pas de sucre, comme toujours ?
-- Noir, grand-p’pa, comme le tien.
-- Un café qui goûte, dit le vieil homme qui s’affairait autour de la cafetière. À la première gorgée, tu sais à quoi t’en tenir.
Un moment plus tard, il réintégrait sa berceuse avec les deux tasses de café en main, alors que son petit-fils terminait sa lecture du feuillet, une question déjà toute prête pour son aïeul :
-- Qui a écrit ça ? Toi ?
-- Oh ! non. C’est de Doris Lussier… Tiens, ton café… Attention, il est brûlant…
--  Merci… Qui est cet homme? 
-- Doris est mort il y quelques années déjà, c’est pour ça que tu ne sais rien de lui. T’étais trop jeune à l’époque… C’était un brillant philosophe, professeur d’université et comédien, par surcroît… J’avais eu le bonheur d’échanger avec lui, à quelques occasions, il y a plusieurs années de cela… Un homme attachant…
Désignant du regard avec un haussement de sourcils le texte que le garçon tenait toujours dans sa main libre :
-- Tu aimes ?
-- Oui… Ça rejoint pas mal ce que tu penses, non ?
-- Pour sûr… Si tu veux en discuter, je suis d’attaque.
-- Vite comme ça..? Je suis même pas encore réveillé…
-- Prends ton temps…
-- Ben, je dirais d’abord que ses convictions se rapprochent assez des miennes…Je pense, en tout cas… Je parle du passage où il dit que sa foi ressemble bien plus à une espérance qu’à une certitude…
-- Rares sont ceux dont la foi n’est pas vacillante ou inquiète par moments chez l’homme qui cherche à approfondir le mystère de sa présence ici-bas et de son éventuelle survie après la mort… C’est une quête de vérité où tu es seul avec toi-même, comme je te l’ai déjà dit… Seul avec tes convictions, tes doutes, tes peurs, avec ta foi qui peut t’apparaître  même risible devant l’ampleur de ton questionnement et des réponses que tu en attends… Et des réponses qui ne comportent aucune assurance, qui n’ont de sens bien souvent que par la valeur de certitude que leur prête ta foi…
-- En fait, c’est le genre de débat intérieur où te retrouves avec plus de questions que de réponses…
-- Exactement… Que veux-tu, rendu à pareille hauteur de questionnement, t’es dans le domaine de l’hypothèse… La certitude n’existe pas… C’est seulement ta foi, comme je viens de le dire, qui par une adhésion profonde de ton esprit et de ton coeur emmène une certaine conviction en toi… Ça paraît drôle à dire, mais c’est une foi dans un sens qui demande un acte de foi… Et je ne crois pas qu’on puisse arriver à l’expliquer… L’Église parle du mystère de la foi… Un athée dirait sans doute que c’est le fait de la pensée magique… On s’imagine des choses, et on finit par y croire… Bref, à moins de cheminer dans la vie avec la foi du charbonnier, la croyance naïve de l’homme simple, notre foi demeure fragile et inquiète notre vie durant, à l’exemple de celle de Doris Lussier… Et comme il le dit si bien dans son livre, cette foi ressemble bien plus à une espérance qu’à une certitude… Avec toutes les tempêtes intérieures que nous traversons au cours de notre vie, ce qui est magnifique, en définitive, c’est qu’elle tient bon chez le plus grand nombre… « Croyez, aimez, a dit Hugo. Ceci est toute la loi… » « Heureux ceux qui croient sans avoir vu », a dit Jésus dans l’Évangile… La foi qui transporte les montagnes… Jean-Paul II devait être habité par une foi peu commune pour croire qu’il pouvait emmener la chute du « rideau de fer »… Et pourtant, il y est parvenu,  et sans tirer une seule cartouche !
-- Comment se fait-il que certains aient la foi et d’autres pas ?
-- Notre foi, on la reçoit le plus souvent en héritage à notre naissance. Mais rien n’est acquis pour autant… C’est une recherche que personne ne peut faire pour nous… Chez beaucoup de gens, le doute métaphysique finit par s’installer… Ils n’ont pas d’opinion sur l’existence ou la non-existence de Dieu, et leur foi chancelle… Autre chose qui t’a frappé dans les propos de Doris Lussier ?
-- Finalement, c’est l’espoir en Dieu qui nourrit sa foi, non ? 
-- Parfaitement… Et comme il le dit bien, il lui apparaît insensé que l’existence de l’être humain doté d’entendement puisse se terminer par une triste dissolution de tout son être dans la matière, à la fin de sa vie… Que son âme ne connaisse qu’une splendeur éphémère après avoir été le réceptacle de tant de prodigieuses lumières et de tant de vivifiantes espérances, après avoir vibré à tant de beauté et aimé avec tant de bonheur… Sa raison se refuse à accepter une fin aussi dénuée de sens… L’homme, comme il le dit si bien, vaut plus qu’un caillou..! Et il est persuadé que cette idée d’un  terme de la vie, sans espérance de survie aucune pour l’homme, répugne autant à la providence de Dieu… Doris Lussier, en tant que philosophe, devait connaître l’œuvre d’Albert Camus… Et ce que Camus avait écrit au sujet du parcours de l’homme ici-bas, à savoir que « l’homme est sa propre fin, et que s’il veut être quelque chose, c’est dans cette vie », devait lui donner des démangeaisons..! Camus, en tant qu’athée, ne croyait pas à la survivance de l’âme… « Être quelque chose », je suis bien d’accord avec lui, mais combien d’hommes y parviennent à l’intérieur de quelques centaines de jours  de vie..? Oh ! une brillante réussite sociale, une profession enviée, O. K… Mais « être quelque chose », est-ce que ça se limite à cela..?  Si on n’a même pas conscience d’être sur terre pour une raison supérieure à celle de notre petite vie, peut-on dire qu’on « est quelque chose »..? Mais on va s’arrêter là, sinon on s’embarque dans un autre débat… D’autres questions, jeune homme ?
-- Ce qui a été rajouté à la main à la suite de son texte, c’est de toi, grand-p’pa ?
-- Oui, mais c’est juste une transcription… C’est de Victor Hugo… C’est un autre extrait de son poème sur la mort intitulé « Sur une tombe »…
Le vieil homme délaissa sa tasse de café un instant pour reprendre le feuillet et en lire cette strophe :
« L’âme de deuils en deuils, l’homme de rive en rive, roule à l’éternité »…C’est intéressant ce texte… Il donne à penser que l’âme connaîtrait plusieurs vies dont elle ferait à chaque fois son deuil. Et que l’homme, sans jamais rien posséder en ce monde, conduirait sa barque d’un rivage à un autre, dans un long périple vers l’éternité… Remarque bien, que nous sommes déjà dans l’éternité… Nous y avons fait notre entrée à l’instant de notre création… Quand cela s’est-il produit, that’s the question… « Mon Dieu où étais-je avant ma naissance ? Avais-je quelque forme ? » Tu te souviens de ce passage ?
-- Oui, Saint Augustin…
-- Moi, je me suis fait une image de notre voyage initiatique ici-bas… Et cette image, c’est celle d’une goutte d’eau… Le but ultime de l’existence de cette goutte d’eau, c’est d’atteindre un jour la mer… Pour y arriver, elle n’a d’autre choix que de se joindre à la multitude de ses semblables qui entreprennent le même voyage qu’elle… Les autres gouttes d’eau sont sa force, et elle, de son côté, constitue à son tour  la force des autres.
--  Elle se joint aux autres pour former un cours d’eau ?
-- C’est exact… Cette goutte, elle prend naissance en montagne, à la fonte des neiges… Au début, ce n’est qu’un tout petit filet d’eau claire de rien, un ruisseau capricieux qui serpente au milieu des aspérités du relief montagneux… Puis ce ruisseau se transforme en torrent impétueux et rapide avec la déclivité de plus en plus prononcée du terrain, pour finir par constituer un cours d’eau d’une certaine importance qui devient l’affluent d’un lac, d’une rivière, puis, à la fin, d’un fleuve… Un voyage interminable, parce qu’avant d’atteindre le fleuve, cette goutte d’eau risque de rencontrer bien des difficultés… Mille et un pièges la guettent : chutes de terre, de rochers, éboulements de terrain, de falaises, sans compter toutes les dérivations, les détournements et les barrages du fait de la main de l’homme qui peuvent l’amener à se perdre à jamais dans la nature… Mais si elle parvient à passer à travers de tous ces obstacles, elle rejoint alors cette grande rivière, remarquable par le nombre de ses affluents, l’importance de son débit et la longueur de son cours qu’on appelle un fleuve, lorsque ses eaux aboutissent à la mer… Comme certains de ces fleuves ont des milliers de kilomètres de longueur, le voyage de cette goutte d’eau vers la mer représente, dans un sens, la finalité même de l’existence de l’homme ici-bas.
 -- Une vie comme un long fleuve tranquille, dit le garçon en guise de commentaire, dans un regard d’intelligence échangé avec son aïeul.
-- Oh ! c’est une belle image, j’aime bien, jeune homme.
Puis, l’humeur badine, le vieil homme ajouta :
-- Le fleuve coule, mais la goutte d’eau perdue en son sein ne sait rien de ce qui l’attend, en bout de course… La mer, elle ne sait rien d’elle… Elle espère seulement qu’elle existe, et qu’elle va la rejoindre un jour!

samedi 28 janvier 2012

Le bouc émissaire

Avec la venue de la nuit, la température avait chuté de plusieurs degrés en montagne. Si bien qu’il commençait à faire froid dans le chalet familial qu’occupaient le grand-père et son petit-fils. Bien que la porte fût soigneusement close, un coulis d’air frais filtrait dans la salle entièrement boisée, refroidissant sournoisement la pièce. Comme du givre, déjà, étoilait les vitres des deux petites fenêtres percées de chaque côté de la porte, le vieil homme avait jugé plus prudent de rajouter deux grosses bûches de merisier dans l’âtre de pierre, afin de retrouver un niveau de chaleur confortable.
-- Va falloir chauffer toute la nuit, dit le grand-père à son petit-fils, tout en lui servant une copieuse assiettée de l’odorante fricassée qu’il venait de préparer pour leur repas du soir.                                                                                                                
Un ragoût concocté à partir de la viande blanche du poulet qu’il avait fait cuire en après-midi sur la flamme du foyer, et dans lequel il avait jeté pommes de terre, carottes, oignons, céleri et poireaux. Le tout sauté au beurre puis mijoté dans une sauce élaborée à partir d’un bouillon de volaille assaisonné aux fines herbes.
-- Je peux m’en occuper du feu cette nuit, grand-p’pa. J’ai juste à mettre la sonnerie de ma montre… Parce que t’as raison, ce sera pas chaud. Ça pinçait déjà quand on est revenus de notre randonnée en raquettes, tout à l’heure… Je te l’ai pas dit, mais j’étais gelé.
-- T’étais pas le seul… Rendu à mon âge, tu vas avoir encore plus froid. Plus on vieillit, plus on est frileux… Mange pendant que c’est chaud… Pour le feu, c’est gentil de me le proposer, mais je vais m’en occuper. J’ai toujours été un peu insomniaque, et quand je ne dors pas dans mon lit habituel, j’ai beaucoup de difficulté à trouver le sommeil.
Le vieil homme se servit une généreuse assiette de fricassée à son tour, puis avant de s’asseoir à la table plongea une main dans son sac à dos qu’il avait déposé sur son lit à son arrivée, afin d’y prendre un livre. Un volume qui à l’évidence avait passé entre plusieurs mains à voir dans quel état se trouvait sa couverture. Le présentant à son petit-fils, il lui dit :
-- Tu vois j’avais prévu la chose. Si je n’arrive pas à dormir, ce livre va me tenir compagnie au coin du feu, cette nuit… J’achève de le relire… Tu lis ça, et t’en as mal aux tripes en découvrant tout ce qu’a vécu l’auteur. C’est inimaginable les horreurs qui sont décrites dans ce livre-là… Inimaginable que des êtres humains aient pu faire ça à d’autres êtres humains à notre époque… Et aussi inimaginable encore que les plus hautes instances internationales qui auraient pu modifier le cours des choses racontées là-d’dans aient si peu fait pour en changer le déroulement ! 
-- « J’ai serré la main du diable », dit le garçon, tout en s’emparant du bouquin défraîchi que lui tendait son grand-père… « La faillite de l’humanité au Rwanda » dit-il encore, lisant tout haut ce qui était écrit sur la couverture… Le livre du général Dallaire..! Aie, je savais pas que t’avais ça, je te l’aurais emprunté..! J’aimerais ça que tu m’en parles un peu, grand-p’pa…
-- Mangeons, puis on en discutera après le souper.
Les deux hommes mangèrent avec appétit, trempant de grosses tranches de pain dans leur fricassée, tout en devisant gaiement de choses et d’autres. Après avoir soupé copieusement, le grand-père utilisa une grande bassine dans laquelle il avait fait fondre de la neige en après-midi, pour laver la vaisselle. Aidé par son petit-fils, la tâche fut vite expédiée. Si bien que moins d’une heure plus tard, ils se retrouvaient l’un en face de l’autre dans leur berceuse grinçante respective, une tasse de café odorant à la main, prêts pour un autre tête-à-tête de réflexions et de questionnements sur un thème de leur choix.
-- Alors, jeune homme, tu voudrais qu’on parle du livre du général Dallaire?
-- Oui, j’aimerais ça, je l’ai jamais lu…
-- Puisque tu t’intéresses à ce livre, c’est parce que tu dois en savoir un peu sur le génocide rwandais de 1994 ? 
-- Ben, un peu, comme tout le monde… Pas plus qu’il faut, je suis né en 94…
     -- Je vais te résumer le livre…
    -- O.K., je t’écoute…
    -- Roméo Dallaire, comme tu le sais, c’est un général, un militaire de carrière aujourd’hui à la retraite…Un soldat d’expérience à qui on avait demandé au départ, du fait notamment qu’il était bilingue- la demande était venue du siège des Nations Unies à New York-, s’il avait quelque objection à formuler quant à son éventuelle participation à une mission de paix outre-mer, au Rwanda… Le pays, à l’époque, était en train de négocier un traité de paix pour mettre fin à deux ans et demi d’une guerre fratricide entre le Front patriotique rwandais et le gouvernement… Pendant que les parties négociaient les termes d’un traité de paix en Tanzanie, le président de l’Ouganda avait demandé aux Nations Unies de dépêcher un petit contingent de casques bleus pour surveiller la frontière entre l’Ouganda et le Rwanda, afin de s’assurer que ni des armes ni des combattants ne la franchissent pour renforcer le Front patriotique.
    -- Et le général avait accepté la mission ?
    -- Bien sûr, et avec enthousiasme. Le général Dallaire était un homme de terrain qui aimait relever les défis. On lui avait décrit sa mission comme une classique opération de maintien de la paix destinée à établir un climat de confiance entre les belligérants et veiller au règlement pacifique du conflit… Avec cette précision : « Cette affaire-là devait être de taille réduite et coûter le moins cher possible. Autrement, ça ne passerait pas au Conseil de sécurité. » Dès le départ, le général se voyait donc contraint de conduire sa nouvelle mission, non pas avec les effectifs qu’il jugerait nécessaires aux exigences réelles de la situation, mais bien plutôt en fonction de ressources limitées. 
    -- Ça commençait mal, non ? 
    -- Plutôt, oui. Un pays tout entier était au bord de s’entre-tuer, et on lésinait sur les effectifs nécessaires pour prévenir la chose… Bref, pour faire une histoire courte, une fois rendu au Rwanda, le général Dallaire devait découvrir la dure réalité d’un conflit pourri qui menaçait à tout instant de dégénérer… Et, effectivement, c’est ce qui devait arriver, suite à l’écrasement au sol, à l’aéroport de Kigali, de l’avion du président Hutu Habyarimana, au début d’avril de 1994…Comme l’enquête sur les causes de l’écrasement de l’avion donnait à penser dès le départ qu’il pouvait s’agir d’un attentat, l’armée prenait le contrôle du pays en raison de l’insécurité causée par la mort du président… La suite, regarde au dos du livre, c’est écrit noir sur blanc…
    Le grand-père tendit le livre à son petit-fils et lui pointa de l’index le passage qu’il devait lire.
-- « Pris entre une guerre civile sanglante et un génocide impitoyable, dit le garçon à voix haute, le général et ses hommes- une petite troupe-, furent bientôt abandonnés, sans aucune ressource, par leurs patries respectives. Pour lutter contre la vague de tueries qui ravageaient ce pays, ils ne purent compter que sur leur propre générosité et sur leur courage personnel… En moins de cent jours, la guerre au Rwanda allait faire plus de 800,000 morts et au-delà de trois millions de blessés et de réfugiés. »
-- C’est beau, arrête-toi là, dit le vieil homme. La mission de la MINUAR- c’est ainsi qu’elle s’appelait-, se solda par un échec retentissant… Cette tragédie impensable, le général Dallaire l’impute, entre autres, au mandat inflexible du Conseil de sécurité des Nations Unies, aux complexes manipulations politiques de toutes sortes, et à ses propres limites dans ce tourbillon effrayant de haine et de barbarie au sein duquel il s’était retrouvé… Mais ce dont le général devait le plus souffrir, au cours de son tragique mandat, c’est de l’indifférence effrayante que manifestait la communauté internationale face à la situation critique de ce petit pays de quelque sept à huit millions d’habitants… Le Rwanda, du fait qu’il n’a aucune valeur stratégique et ne possède pas de ressources naturelles susceptible d’intéresser quelque puissance que ce soit, ne valait pas que la communauté internationale unisse tous ses efforts pour l’empêcher de sombrer dans la violence génocidaire qui déferlait alors sur lui… Veux-tu un autre café, jeune homme ?
-- Ah non merci, je dormirai pas, grand-p’pa. 
            Le vieil homme se leva et se rendit faire le plein à la cafetière fumante qui trônait sur son réchaud au centre de la table, puis regagna sa place, reprenant son récit là où il l’avait laissé.
-- Le général est précis dans ses blâmes… Il cite, entre autres, les Etats-Unis, la France et le Royaume-Uni qui, dit-il, se contentèrent d’observer, de s’abstenir de faire quoi que ce soit, sinon de rappeler leurs soldats, ou, tout simplement, de ne pas les envoyer, au moment opportun. Ce alors que ces nations influentes possédaient des représentants au  Conseil de sécurité… Le général Dallaire raconte qu’il a encore en mémoire le jugement d’un groupe de hauts fonctionnaires qui étaient venus pour évaluer la situation pendant les premières semaines du génocide. Des milliers de personnes avaient déjà été massacrées, et rien ne donnait à penser que les choses allaient en rester là. Au contraire, la tuerie prenait de l’ampleur à tous les jours, car la Belgique, notamment, qui avait un contingent de soldats sur place l’avait retiré, suite au massacre de dix de ses militaires… Pour revenir aux bureaucrates en question, « nous recommanderons à notre gouvernement de ne pas intervenir », dirent-ils au général qui ne savait déjà plus où donner de la tête pour tenter d’empêcher l’irréparable avec sa petite troupe déjà amputée de certains de ses meilleurs effectifs. « Car les risques sont élevés, et il n’y a ici que des êtres humains. » 
-- Ils ont dit ça..? dit le garçon, l’air effaré, les yeux démesurément grandis, tant la chose lui paraissait invraisemblable.
-- Ce qu’il y a de malheureux dans notre société cynique et féroce, c’est le fait que de tels hommes soient en poste d’autorité dans des situations aussi difficiles à gérer que celle dans laquelle s’est retrouvée le général Dallaire, au Rwanda… Le pire, c’est que pareils individus capables d’exprimer ouvertement et sans ménagement de telles opinions qui choquent le sentiment moral du commun des mortels n’occupent pas ces postes de commande suite à quelque erreur de jugement de leur employeur lors de leur mise sous contrat…Oh ! non, jeune homme. C’est à dessein que de tels hommes remplissent ces fonctions, parce qu’ils ont l’étoffe nécessaire pour poser de tels actes… Il faut se garder dans cette tragédie d’une condamnation de la stupidité apparente de l’ONU… Les décideurs qui sont à la tête de l’agence des Nations Unies sont tout, sauf des imbéciles… Rendu à ce niveau de décision, l’homme de la rue n’a pas idée des pressions qui s’exercent en coulisse dans les bureaux de son siège social… Les nations les plus influentes possèdent des représentants permanents à son Conseil de sécurité. Et comme par hasard, ce sont ces nations qui sont les principaux bailleurs de fond de son organisation… De ce fait, ils disposent d’un pouvoir quasi absolu dans les opérations de pacification entreprises par les Nations Unies. 
-- Si telle opération sert leurs intérêts personnels, ils l’appuient. Si c’est pas le cas, ils font de l’obstruction, ou des manœuvres de même… C’est ça ?
-- Des dizaines et des dizaines d’analyses, d’études, de rapports et de livres ont été produits à ce jour sur le génocide, sur la complexité du commandement militaire et les interfaces politiques qui ont eu lieu sur le terrain, pendant la mission. Beaucoup de travaux universitaires également, dont nombre d’études américaines dans le lot… Leurs auteurs permettent aux lecteurs de jeter un regard privilégié sur ce qui se passe dans les centres décisionnels, qu’il s’agisse du gouvernement américain ou des couloirs de l’ONU… On y trouve des témoignages de premier plan, une analyse des médias, une critique de l’administration américaine de l’époque, une condamnation des Nations Unies et de ses nombreuses  défaillances dans son rôle de gardienne de la paix dans le monde.
Le vieil homme s’arrêta un instant, dévisageant son petit-fils avec un air sous-entendu,  comme pour mieux le pénétrer de la suite de son propos :
-- Ces mêmes Nations Unies qui, aujourd’hui, par le biais de son Comité sur la torture, faisaient pression sur le gouvernement canadien pour qu’il revienne sur sa décision d’expulser un ancien conseiller politique hutu réfugié chez nous et accusé d’être l’un des instigateurs du génocide de 1994, en raison des risques de torture que le criminel de guerre présumé encourait s’il était retourné dans son pays… Ce alors que la Cour suprême qui s’était penché sur son cas avait confirmé en 2005 son expulsion ordonnée en 1996… Depuis vingt ans que l’homme multipliait les démarches judiciaires pour éviter son éviction… L’hypocrisie des hommes. D’un côté on manque à tous ses devoirs en laissant 800,000 personnes démembrées à coups de machette. De l’autre, on crie au loup, au nom de la bonne conscience, afin de prévenir les possibles sévices à l’encontre d’un tyranneau politique qui, au cours d’un discours qu’il avait prononcé en 1992, avait qualifié les Tutsis de « cafards » et avait appelé son peuple, les Hutus, à tuer les Tutsis et à les jeter dans les fleuves du pays..! Rappelle-toi Sartre : « S’il y a faute, il y a expiation, et aussi rachat. » Il n’y a que les lâches qui n’assument pas les conséquences de leurs actes !
Le grand-père, comme ébranlé par ses propres paroles, se leva et alla se planter devant l’une des fenêtres de la pièce où il y resta un moment à regarder à l’extérieur. Contemplant le relief montagneux sous sa couche de neige, il dit à la fin, laconique : 
-- La nuit est étoilée. Il fera beau demain, mais ce sera froid.
Comme il regagnait sa berceuse, l’air songeur, son petit-fils lui dit :
-- Tu m’as pas dit si le général Dallaire avait été blâmé, dans toute cette histoire…
-- J’y arrivais, justement… Pendant un certain temps, oui, il devint un bouc émissaire commode pour tout ce qui avait mal tourné au Rwanda… Mais il ne fut pas le seul… De fait que des personnes avaient été massacrées dans des églises où elles avaient trouvé refuge dans l’espoir d’y être épargnées, certains en profitèrent pour souligner à gros traits le silence du Ciel, face à toutes ces horreurs… Mais Dieu en a l’habitude, malheureusement. Car ce n’est pas d’hier que l’échec subi par la communauté internationale lors de crises majeures Lui en est imputable. Ce ne sont pas les reproches qui manquent à son égard, dans ces cas-là… Pourtant, en y regardant de plus près, c’est presque toujours notre faiblesse à se porter au secours de ceux de nos semblables en situations de crise qui a fait que les choses ont souvent tourné au désastre. La prétendue insensibilité de Dieu lors d’événements particulièrement révoltants soulève de l’indignation. Certains vont jusqu’à le taxer de Dieu cruel, du fait que tant d’horreurs peuvent déferler sur notre monde sans qu’Il n’intervienne… Et pourtant Dieu ne nous a-t-il pas donné plein pouvoir sur cette Terre..? N’est-ce pas nous qui sommes les gardiens de ce monde et qui avons charge de veiller les uns sur les autres et de mettre au pas les tyrans qui menacent la vie de millions de nos semblables..? Mais encore faut-il qu’on ait la volonté et le courage de s’en préoccuper et d’agir en conséquence, car nous avons toujours le choix… C’est le choix qui différencie l’homme de l’animal, en ce monde. L’homme est libre, il décide par lui-même. Il a le choix des gestes qu’il pose, donc de ce fait il est responsable… Le choix de l’action à entreprendre dans une situation donnée a toujours des conséquences, positives ou négatives. Nous devons assumer ces conséquences, en hommes libres que nous sommes, et surtout avoir la décence de ne pas blâmer Dieu pour nos lâchetés ou nos erreurs… C’est souvent l’incompréhension devant une fatalité qui les dépasse qui pousse tant de gens à tenir Dieu pour responsable de nos malheurs.
-- Ou mieux, nier son existence, dit le garçon. (Changeant sa voix pour imiter un quidam :) « Il n’y a pas de Dieu… Aucun Dieu ne pourrait permettre de telle horreurs !»
-- J’ai déjà entendu des choses semblables, malheureusement… Mais revenons au général Dallaire, pour un instant… Au cours du génocide, il avait soumis un plan pour une intervention internationale de 5 500 soldats de la paix afin de mettre un terme aux tueries. Mais son plan d’action ne fut jamais adopté… Quelques années après le massacre, ce document fut soumis à une analyse militaire par des officiers de haut rang… Leur conclusion fut à l’effet que l’intervention planifiée par le général aurait, selon des prévisions optimistes, mis un terme au génocide. Ou, à tout le moins, réduit de façon spectaculaire le nombre des victimes du massacre… Tu vois, on a toujours le choix… Ou on s’en mêle, ou on laisse courir les choses, avec toutes les conséquences que cela implique… Mais de grâce arrêtons de tenir Dieu pour responsable de toutes ces situations pourries qui dégénèrent, en raison de notre mollesse, de nos bas calculs et de nos manquements éhontés..! On a estimé que quatre millions de personnes ont péri au Congo et dans la région des Grands Lacs en 2003, du fait de l’apathie des Etats-Unis à mettre un terme à la guerre régionale qui s’en suivit.
-- Tu veux dire suite au génocide ? 
-- Exactement. Cinq fois plus de tués qu’au Rwanda… Encore une fois, le monde ne fit rien à part envoyer une mission de paix dotée de peu de moyens… Il  fallut l’œil inquisiteur des caméras de télévision pour que les pays se décident enfin à agir en dépêchant à contrecoeur une mission temporaire, afin d’essayer d’arrêter les tueries… Tu vois, toujours le choix… Tellement de choses pourraient changer si nos décideurs n’étaient pas empêtrés dans les complexes manœuvres politicardes qui caractérisent notre monde vénal et mercantile… Pour Dieu, la vie humaine a une grande valeur. Elle est précieuse à ses yeux. Et c’est pour cela qu’il nous en demandera des comptes à notre mort, car nous sommes tous collectivement responsables les uns des autres.  Mais cela est-il bien compris par les hommes ?
-- C’est une question ?
-- Non, une réflexion… Le général Dallaire entendit bien des choses de la bouche de militaires cyniques au cours de sa mission de paix au Rwanda… Des propos à désespérer d’en arriver un jour à un monde plus conscientisé… C’est ainsi qu’un officier américain n’éprouva aucune gêne à lui dire que la vie de 800 000 Rwandais ne valait pas de risquer la vie de plus de dix soldats américains… Les Belges de leur côté, après avoir perdu dix de leurs hommes déclaraient que la vie des Rwandais ne justifiait pas de risquer celle d’un seul autre soldat belge… Si on avale de telles monstruosités sans réagir, c’est triste, parce que cela revient à dire que le concept de droits humains qui suppose que toute vie humaine possède une valeur égale est une utopie !  
-- C’est croire à la hiérarchie des races, non ?
-- Tout à fait. C’est même décider de façon arbitraire qui mérite d’être secouru et qui, non… Savais-tu que la non-intervention dans les situations où des hommes souffrent cruellement du fait des sévices de leurs semblables est jugée répréhensible par l’Église..? J’ai transcrit à ce sujet les paroles d’un éminent personnage sur la dernière page de mon livre. Un homme qui par son insigne sagesse et ses conseils éclairés a laissé de son vivant une profonde empreinte sur notre monde divisé… Tiens, prends le livre et lis par toi-même pour mieux t’imprégner de ses paroles… Lis tout haut afin que j’apprécie une fois plus toute la sagesse inspirée de son propos…
-- «  L’autorité du droit et la force morale des plus hautes instances internationales sont les fondements sur lesquels repose le droit d’intervention pour la sauvegarde de populations prises en otages par la folie meurtrière de fauteurs de guerre… » Jean-Paul II dans un message transmis au secrétaire général Boutros Boutros-Ghali à New York en 1994… Le pape lui avait envoyé ce message pendant le génocide?
-- Je n’ai pas la date précise, malheureusement. Mais on peut supposer, sans grand risque de se tromper, que la communication en question devait avoir un lien direct avec ce qui se passait au Rwanda.
-- On a fait le tour?
-- On ne fait jamais le tour de rien dans notre monde en perpétuelle évolution… Au Rwanda, comme l’a si bien écrit le général Dallaire dans son livre, il a serré la main du diable. Il l’a vu, il l’a senti, il l’a touché. Et il a ajouté : « Connaissant l’existence du démon, celle de Dieu va de soi… » Bon, assez parlé de tout ça !
-- On va se reposer l’esprit. On va parler de hockey…
Se levant pour aller ajouter une autre grosse bûche dans le foyer, le grand-père s’immobilisa devant son petit-fils, puis avec un regard d’intelligence complice et un sourire en coin, il lui dit :
-- Un de ces jours, si ça te chante, on pourrait parler du Bien et du Mal… Là, on va se torturer les méninges !

samedi 21 janvier 2012

La traversée de l’Achéron


Le temps s’était légèrement réchauffé en après-midi en montagne. Le grand-père et son petit-fils, après un premier échange fructueux sur le thème du mysticisme chrétien, en avaient profité pour faire une randonnée en raquettes dans les environs de leur chalet, histoire de se dégourdir un peu les membres. Les larges « pattes d’ours » de leurs raquettes s’imprégnaient dans la poudreuse à chacun de leurs pas, en laissant la marque de leur passage sur la pente raide de ce monde de roc et de neige au sein duquel ils avaient choisi de faire leur petite excursion.
Un large couloir parsemé de sapins chétifs serpentait vers le sommet sur leur droite. Les petits conifères, en raison de leurs branches plongeantes, contribuaient à retenir les amoncellements de neige des hauteurs qui en couvraient tout le paysage comme d’un suaire. Une grandeur étrange et triste se dégageait de toute cette immensité endormie, troublée seulement par instants par le cri éraillé d’un oiseau rapace volant à tire-d’aile vers son nid.
-- Il est temps de rentrer, ça commence déjà à refroidir, dit le grand-père d’une voix essoufflée, après plus d’une heure d’ascension, tout en retirant ses lunettes de soleil. On peut enlever ça, on n’en aura plus besoin.
Face au soleil couchant qui lentement avait commencé à s’estomper à l’horizon et leur donnait l’étrange impression que le vide se creusait davantage sous leurs pieds, les deux hommes jugeaient plus prudent de redescendre vers leur refuge. Le chalet de rondins édifié au milieu d’une arête boisée, à quelques centaines de mètres plus bas, leur paraissait minuscule dans la pénombre bleue qui était à s’installer. Avec la disparition du soleil, le froid mordant et la mauvaise visibilité pouvaient présenter un mélange dangereux pour deux randonneurs attardés en montagne. Déjà un vent glacial montait de la vallée et s’engouffrait en sifflant entre les crevasses et les aspérités des hauteurs.
Trente minutes plus tard, comme les deux randonneurs atteignaient leur cabane, le jeune homme trébucha contre une pierre invisible sous la neige. Déchaussée, celle-ci dévala vers le bas dans un roulement étouffé au milieu de la couche neigeuse. Néanmoins, le bruit de sa chute se propagea dans une onde décroissante qui, le temps d’un souffle, sembla se répercuter sur la région tout entière.
-- Quel lieu, quelle solitude grandiose, commenta le grand-père d’une voix empreinte d’un étrange respect, tout en balayant du regard le relief montagneux autour de lui. Si on était au Tibet, les moines bouddhistes y auraient déjà érigé un monastère depuis longtemps… Vitre entrons se réchauffer et se préparer un bon café.
Une heure plus tard, le large foyer rempli d’une nouvelle bourrée de bûches d’érable odorantes dont les flammes léchaient avec avidité un poulet rôti à la broche, les deux hommes, un café brûlant à la main et leurs bottes trempées fumant près de la vaste cheminée, bavardaient de choses et d’autres au coin du feu.
-- Alors mon garçon, on jase de tout et de rien, mais on n’a pas fait toute cette route jusqu’ici pour parler de la pluie et du beau temps…Y a-t-il un sujet en particulier que tu voudrais qu’on aborde, avant de passer à table pour le souper ?
-- Oui, peut-être… Suite à notre conversation de l’autre jour sur ces expériences troublantes de mort imminente, je t’avoue qu’il y a des questions qui me sont passées par la tête…
-- Tu aimerais en reparler..? Vas-y, jeune homme, je t’écoute.
-- Moi ce que je veux savoir d’abord, c’est ceci : sait-on s’il y a des personnes qui sont déjà entrées dans la lumière..? Je parle des gens qui ont vécu une expérience de mort imminente, soit à la suite d’un arrêt cardiaque, d’une mort clinique, d’un grave accident ou tout ce que tu voudras du genre…
-- La mystérieuse lumière au bout du tunnel… Ceux qui ont été en contact avec cette source lumineuse affirment qu’ils ont ressenti en sa présence une impression de paix et de bien-être inégalable… Certains ont parlé aussi d’une sensation d’amour infini à son contact… Et ils sentaient qu’ils étaient l’objet de cet amour… Bref, ceux qui sont passés par cette expérience parlent d’un instant de félicité à nul autre pareil… Dans les témoignages qui ont été recueillis, toutes ces bonnes gens affirment avoir été attirées par cette étrange lumière. Au point qu’elles n’avaient qu’un désir, aller vers elle pour s’en laisser totalement envelopper… Le hic, du moins pour celles qui sont revenues pour en témoigner, c’est qu’une voix les mettait en garde contre cette tentation, leur affirmant qu’elles n’étaient pas prêtes à entrer dans cette lumière… Rappelle-toi le témoignage de la femme cliniquement morte, celle dont il n’y avait plus aucune activité électrique de son cerveau… Cette voix lui disait « qu’elle n’avait pas encore accompli ici-bas tout ce dont elle devait s’acquitter… » Et elle l’avisait qu’à l’instant où elle entrerait dans cette lumière, elle ne pourrait plus en ressortir.
-- T’en penses quoi, grand-p’pa ?
-- Qu’à l’instant où tu passes de l’autre côté de cette lumière, tu franchis l’Achéron, le fleuve des Enfers dans la légende grecque, le fleuve de la mort !
--  Et il se passe quoi après ça ?
-- C’est le « pays d’où on ne revient pas »… C’est l’au-delà, le monde supraterrestre… Nul n’est jamais revenu pour nous en parler… La vie, l’activité imaginée après la mort n’est que spéculation… Mais peut-être qu’il est tentant de croire que cette fameuse lumière en est comme l’antichambre… Une femme racontait qu’elle avait vu défiler sa vie au grand complet en sa présence, les bons comme les mauvais moments, ceux en particulier dont elle était le moins fière, et que cette lumière ne la jugeait pas. Au contraire, c’était plutôt elle qui se jugeait sans complaisance, à son contact… Un homme rapportait pour sa part avoir eu l’impression d’accéder à la connaissance parfaite de toute chose, en face d’elle… Reconnaissons-le, ce n’est pas banal comme expérience.
-- Cette lumière, finalement, ce serait la porte du paradis ?
-- Qui sait… Pour ma part, je suis toujours persuadé qu’il existe un lieu où les âmes des justes jouissent de la béatitude éternelle. Et que nous sommes mis en jugement, à l’instant de notre mort… Et que n’entrent dans ce « Royaume des cieux »- j’emprunte le terme à l’Évangile-, que ceux qui en sont les héritiers, et que ce nombre doit être plutôt restreint… « Beaucoup d’appelés, mais peu d’élus », a dit Jésus… Ces paroles donnent à penser que beaucoup sont retournés à la porte… À mon avis, nous sommes privilégiés d’avoir accès à des témoignages de l’ordre de ceux que nous racontent certaines personnes qui ont fait l’apprentissage de cette expérience de mort imminente.
-- Parce qu’on en sait plus maintenant sur la façon dont les choses se passent ?
-- Pas exactement, non… Mais une chose sûre, ces témoignages me rejoignent dans ce qui m’a été transmis au sujet du Purgatoire, à l’époque de ma jeunesse… Malgré ce qu’en pensent certains de nos jours, je crois qu’à cette époque on avait le souci d’enseigner la vérité aux hommes… Les valeurs que je professe aujourd’hui me viennent de ce temps révolu… Elles m’ont toujours aidé à vivre, et elles m’ont gardé heureux et confiant dans la vie… Mais revenons à nos moutons… La principale souffrance des âmes des décédés tient essentiellement à la privation de la présence de Dieu… D’une part, ces âmes ont un désir intense de sa compagnie, et de l’autre elles comprennent que c’est à cause des manquements de leur vie qu’elles ne peuvent accéder à cet état de félicité… Il leur faut satisfaire auparavant pour les peines temporelles dues à leurs fautes.
Le vieil homme s’arrêta pour avaler sa dernière gorgée de café, puis fit une grimace, le jugeant à l’évidence trop froid à son goût.  Puis, il poursuivit :
-- Je perçois un lien troublant entre cet enseignement de ma jeunesse et le témoignage de ces personnes… Elles sont déjà, pour ainsi dire, de l’autre côté du fleuve de la mort. Ou, du moins, elles sont sur le point d’aborder sur sa  rive… Et tout baigne d’une lumière intense, d’une félicité dont aucun mot ne pourra jamais nous donner un aperçu… Le bien-être qu’éprouvent ces personnes est tel, qu’elles n’ont d’autre désir que d’aborder sur cette rive et d’y demeurer à jamais… Mais cela leur est refusé… On parlait de jugement, il y a un instant… Pour l’Église, ce serait le Christ qui nous jugerait, lors de ce jugement particulier… « Nul ne va au Père sans passer par moi », a-t-Il dit… Et si tu crois qu’il suffit de demander pardon pour tes fautes passées pour qu’on te déroule le tapis rouge à ta mort, il y a cette autre parole de Jésus qui donne clairement à entendre qu’il y a une peine temporelle à satisfaire pour nos fautes passées : « Tu n’en sortiras pas que tu n’aies remboursé le dernier quadrant… » Nous sommes bourrés de préjugés, de suspicion et d’indifférence envers nos semblables, égoïstes, égocentriques, fermés à leurs malheurs,  et cela c’est quand on n’est pas racistes dans l’âme, avec toutes ces affreuses pulsions conflictuelles qui vont de pair… S’il fallait faire une dissertation sur le thème du Mal, on n’aurait pas assez d’un gros livre pour en répertorier toutes les variantes..! Et indignes comme nous sommes, on aurait la prétention de croire, à l’heure de notre mort, que les portes du paradis vont nous en être grandes ouvertes, comme si de rien n’était..? Que ce soit le Purgatoire ou la réincarnation, le temps qu’on sera appelé à y passer est destiné à se racheter… Sartre écrivait avec beaucoup d’à-propos que « s’il y a faute et s’il y a expiation, il y a aussi rachat. » On parle, on parle, veux-tu réchauffer ton café, jeune homme ?
-- Non, je te remercie… Je veux pas me laisser distraire, j’ai trop de questions qui me trottent dans tête. 
-- Je t’écoute, dit le vieil homme, tout en se levant de sa chaise pour aller refaire le plein de sa tasse à la cafetière fumante qui reposait sur un réchaud à gaz au centre de la table.
-- Le Purgatoire, finalement, ce ne serait pas ici, sur la terre..? Pourquoi je dis ça, c’est que ces personnes qui ont vécu l’expérience de cette fameuse lumière se sont faites dire en sa présence qu’elles n’avaient pas encore accompli ici-bas tout ce dont elles devaient s’acquitter. Et comme par hasard, c’est ici qu’elles sont revenues.
-- Ce n’est pas le témoignage de toutes ces personnes, c’est celui d’une femme en particulier, pour ce que j’en sais… Remarque qu’il doit y avoir une multitude de témoignages semblables, à l’échelle de notre monde… Celles qui sont entrées dans la lumière, on ignore tout d’elles… Pour ma part, j’imagine que seules les âmes des personnes décédés passent de l’autre côté… Celles qui reviennent nous apporter ces témoignages n’avaient pas encore traversé l’Achéron…  
-- Il se passe quoi, à ton avis, une fois que tu l’as traversé ?
-- Selon moi, c’est l’âme elle-même qui se juge… La Perfection est si grande dans le lieu où elle se retrouve, que l’âme prend conscience de l’immensité de son indignité face à cette présence d’Amour… On peut imaginer que selon son degré de pureté, c’est l’âme elle-même qui choisit l’endroit qui sied le mieux à son degré d’évolution spirituelle ou, à l’inverse, de souillure morale, soit le Ciel, le Purgatoire ou la géhenne, l’hadès en grec, le lieu des damnés… Mais on ne partira pas de discussion sur l’enfer… On ne ferait que se perdre en spéculations encore plus grandes.
-- Le Purgatoire et la réincarnation, ce ne serait pas la même chose, en fin de compte ?
-- L’Église réfute toute croyance du genre… Mais des dizaines de millions de personnes à travers le monde y ont foi. Cette conviction est à la base de la philosophie bouddhiste, notamment… Peut-être a-t-elle pour effet de rassurer les gens qui ont cette croyance… On craint moins ce que l’on connaît déjà… On se dit que si on doit satisfaire à la peine temporelle due à nos fautes, ce n’est pas si pire si c’est notre bonne vieille Terre qui fait office de Purgatoire… Pourtant on oublie que l’on vit dans une « vallée de larmes », pour citer la Bible… L’indice régional des gens heureux s’élève à peine à 20% dans les pays arabes… Et seulement 1% de plus en Europe de l’Est… L’Amérique du Nord qui est censée être le fin du fin de la richesse et du bonheur pour tant de peuples de ce monde atteint tout juste 31% au palmarès des gens heureux… Notre Terre compte sept milliards d’individus… Sur ce nombre, deux milliards ne mangent pas à leur faim… Des centaines de millions d’autres vivent dans un état précaire, dans des situations  de conflits larvés, quand ce n’est pas carrément dans un état de guerre déclaré… Le reste trime dur du matin au soir pour joindre les deux bouts, abusé, exploité, écrasé d’impôts, chacun le nez collé sur ses petits intérêts mesquins, dans un monde où la faiblesse intellectuelle et morale des chefs et leur ignorance mettent en danger notre civilisation… Et ce n’est pas moi qui le dis, c’est Alexis Carrel dont les découvertes lui valurent le Prix Nobel de la Médecine… Si c’est cela le Purgatoire, on a tout intérêt à prier pour que la Vérité nous soit révélée, afin que le bien vers lequel on ne doit jamais cesser d’aspirer soit mêlé du moins de mal possible. Car plus tu cultives les valeurs du bien en toi, plus tu es charitable, généreux et désireux de tendre la main aux autres et de les aider. Et ces valeurs ouvrent les portes du Ciel, à ce qu’il paraît… À l’inverse, plus tu dédaignes les valeurs spirituelles, plus tu es égocentrique et égoïste, et plus tu es malheureux. Tu tournes inlassablement en orbite autour de ton nombril, dans ton monde enténébré.
-- Un peu comme le serpent qui mange sa queue ?
-- C’est une bonne image, j’aime bien…
Le vieil homme qui venait de retourner à sa berceuse marqua une pause afin de gratter la manche de sa veste de laine avec son ongle pour enlever une tache.
-- Paraît-il que le plus grand juste pêche sept fois par jour, dit-il au bout d’un instant, alors on a du chemin à faire sur la voie de la perfection !
-- Et Jésus dans tout ça- je sais bien que tu m’as dit qu’il était le Guide suprême qui cherche à nous éveiller à son propre état de conscience-, mais c’est quoi encore son rôle là-d’dans?
-- C’est le Rédempteur, celui qui par ses souffrances et sa mort a racheté le genre humain, après la chute originelle… En clair, pour résumer tout cela- l’heure passe et on a notre souper à préparer- on n’aurait pas pu être invités aux noces royales qui se tiennent dans le Royaume du Père, sans son intercession… T’as déjà entendu parler du mystère de la Rédemption, j’imagine ?
-- Oui, dit le garçon dans un haussement d’épaules, mais c’est loin…
-- Personne n’était digne d’un tel honneur, tant nous étions entachés d’indignité… La mort du Christ a permis qu’on puisse néanmoins recevoir une invitation à ces noces royales, même si la plupart d’entre nous, à leur mort, se présentent à la porte du palais avec un vêtement qui est loin de satisfaire aux exigences du Roi… Mais si on éprouve le désir sincère d’accéder en sa présence, et si on a veillé malgré toutes nos imperfections à donner à notre vie un bilan positif au plan moral, nous sommes considérés parmi les invités… Par contre, si tu n’as aucun intérêt dans cette invitation, ou que tu es souillé jusqu’aux oreilles en plus de n’avoir pas de regret de te présenter avec une tenue aussi crottée pour ces agapes célestes, tu n’as guère de chance de franchir la porte du palais… Mais comme l’a dit encore Jésus, « il y a plusieurs demeures dans la maison de mon Père… » Les justes, bien sûr, accèdent à la salle des noces… Pour les autres invités moins méritants que nous sommes, les autres pièces de la maison doivent servir au nettoyage de notre vêtement, j’imagine, afin que celui-ci redevienne immaculé, jusqu’au jour où nous mériterons à notre tour cette félicité suprême d’accéder enfin à la table royale… Tout se ramène à la pureté, à la transparence, à la lumière, finalement… La lumière éclaire tout avec une extrême netteté. Mais souvent elle est voilée, obscurcie par des nuages ou de la saleté… Si on accepte l’idée qu’on est Lumière, à l’instant où on fait fi de la règle de conduite édictée par l’autorité de Dieu dans notre conscience, on perçoit moins bien cette Lumière présence en nous… Suivant le degré d’indignité de nos agissements, cela peut aller jusqu’à nous détourner complètement de sa Source… Une bougie ne permet pas de voir bien loin dans les ténèbres… Coupés de la Lumière, on risque alors de tâtonner aussi longtemps que l’on acceptera de vivre dans l’errance, loin de son Rayonnement bénéfique… Et pendant tout ce temps, il nous est impossible de retourner vers cette Lumière, si on ne fait pas l’effort de changer de comportement afin d’en retrouver sa Source… Le chemin nous en est voilé… Tu te souviens… « Je suis Lumière, je viens de la Lumière et je m’en retourne vers la Lumière… » Voilà  notre glorieux destin… Il nous faut devenir des hommes de Lumière pour que la Lumière nous reprenne dans son sein, au terme de notre vie… Mais encore faut-il se pénétrer de cette Vérité !  
-- Ce qu’il fallait démontrer, dit le garçon en hochant la tête de haut en bas, avec un sourire énigmatique. Il ne reste plus qu’à s’en imprégner…ou s’en convaincre, selon le cas…