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samedi 28 janvier 2012

Le bouc émissaire

Avec la venue de la nuit, la température avait chuté de plusieurs degrés en montagne. Si bien qu’il commençait à faire froid dans le chalet familial qu’occupaient le grand-père et son petit-fils. Bien que la porte fût soigneusement close, un coulis d’air frais filtrait dans la salle entièrement boisée, refroidissant sournoisement la pièce. Comme du givre, déjà, étoilait les vitres des deux petites fenêtres percées de chaque côté de la porte, le vieil homme avait jugé plus prudent de rajouter deux grosses bûches de merisier dans l’âtre de pierre, afin de retrouver un niveau de chaleur confortable.
-- Va falloir chauffer toute la nuit, dit le grand-père à son petit-fils, tout en lui servant une copieuse assiettée de l’odorante fricassée qu’il venait de préparer pour leur repas du soir.                                                                                                                
Un ragoût concocté à partir de la viande blanche du poulet qu’il avait fait cuire en après-midi sur la flamme du foyer, et dans lequel il avait jeté pommes de terre, carottes, oignons, céleri et poireaux. Le tout sauté au beurre puis mijoté dans une sauce élaborée à partir d’un bouillon de volaille assaisonné aux fines herbes.
-- Je peux m’en occuper du feu cette nuit, grand-p’pa. J’ai juste à mettre la sonnerie de ma montre… Parce que t’as raison, ce sera pas chaud. Ça pinçait déjà quand on est revenus de notre randonnée en raquettes, tout à l’heure… Je te l’ai pas dit, mais j’étais gelé.
-- T’étais pas le seul… Rendu à mon âge, tu vas avoir encore plus froid. Plus on vieillit, plus on est frileux… Mange pendant que c’est chaud… Pour le feu, c’est gentil de me le proposer, mais je vais m’en occuper. J’ai toujours été un peu insomniaque, et quand je ne dors pas dans mon lit habituel, j’ai beaucoup de difficulté à trouver le sommeil.
Le vieil homme se servit une généreuse assiette de fricassée à son tour, puis avant de s’asseoir à la table plongea une main dans son sac à dos qu’il avait déposé sur son lit à son arrivée, afin d’y prendre un livre. Un volume qui à l’évidence avait passé entre plusieurs mains à voir dans quel état se trouvait sa couverture. Le présentant à son petit-fils, il lui dit :
-- Tu vois j’avais prévu la chose. Si je n’arrive pas à dormir, ce livre va me tenir compagnie au coin du feu, cette nuit… J’achève de le relire… Tu lis ça, et t’en as mal aux tripes en découvrant tout ce qu’a vécu l’auteur. C’est inimaginable les horreurs qui sont décrites dans ce livre-là… Inimaginable que des êtres humains aient pu faire ça à d’autres êtres humains à notre époque… Et aussi inimaginable encore que les plus hautes instances internationales qui auraient pu modifier le cours des choses racontées là-d’dans aient si peu fait pour en changer le déroulement ! 
-- « J’ai serré la main du diable », dit le garçon, tout en s’emparant du bouquin défraîchi que lui tendait son grand-père… « La faillite de l’humanité au Rwanda » dit-il encore, lisant tout haut ce qui était écrit sur la couverture… Le livre du général Dallaire..! Aie, je savais pas que t’avais ça, je te l’aurais emprunté..! J’aimerais ça que tu m’en parles un peu, grand-p’pa…
-- Mangeons, puis on en discutera après le souper.
Les deux hommes mangèrent avec appétit, trempant de grosses tranches de pain dans leur fricassée, tout en devisant gaiement de choses et d’autres. Après avoir soupé copieusement, le grand-père utilisa une grande bassine dans laquelle il avait fait fondre de la neige en après-midi, pour laver la vaisselle. Aidé par son petit-fils, la tâche fut vite expédiée. Si bien que moins d’une heure plus tard, ils se retrouvaient l’un en face de l’autre dans leur berceuse grinçante respective, une tasse de café odorant à la main, prêts pour un autre tête-à-tête de réflexions et de questionnements sur un thème de leur choix.
-- Alors, jeune homme, tu voudrais qu’on parle du livre du général Dallaire?
-- Oui, j’aimerais ça, je l’ai jamais lu…
-- Puisque tu t’intéresses à ce livre, c’est parce que tu dois en savoir un peu sur le génocide rwandais de 1994 ? 
-- Ben, un peu, comme tout le monde… Pas plus qu’il faut, je suis né en 94…
     -- Je vais te résumer le livre…
    -- O.K., je t’écoute…
    -- Roméo Dallaire, comme tu le sais, c’est un général, un militaire de carrière aujourd’hui à la retraite…Un soldat d’expérience à qui on avait demandé au départ, du fait notamment qu’il était bilingue- la demande était venue du siège des Nations Unies à New York-, s’il avait quelque objection à formuler quant à son éventuelle participation à une mission de paix outre-mer, au Rwanda… Le pays, à l’époque, était en train de négocier un traité de paix pour mettre fin à deux ans et demi d’une guerre fratricide entre le Front patriotique rwandais et le gouvernement… Pendant que les parties négociaient les termes d’un traité de paix en Tanzanie, le président de l’Ouganda avait demandé aux Nations Unies de dépêcher un petit contingent de casques bleus pour surveiller la frontière entre l’Ouganda et le Rwanda, afin de s’assurer que ni des armes ni des combattants ne la franchissent pour renforcer le Front patriotique.
    -- Et le général avait accepté la mission ?
    -- Bien sûr, et avec enthousiasme. Le général Dallaire était un homme de terrain qui aimait relever les défis. On lui avait décrit sa mission comme une classique opération de maintien de la paix destinée à établir un climat de confiance entre les belligérants et veiller au règlement pacifique du conflit… Avec cette précision : « Cette affaire-là devait être de taille réduite et coûter le moins cher possible. Autrement, ça ne passerait pas au Conseil de sécurité. » Dès le départ, le général se voyait donc contraint de conduire sa nouvelle mission, non pas avec les effectifs qu’il jugerait nécessaires aux exigences réelles de la situation, mais bien plutôt en fonction de ressources limitées. 
    -- Ça commençait mal, non ? 
    -- Plutôt, oui. Un pays tout entier était au bord de s’entre-tuer, et on lésinait sur les effectifs nécessaires pour prévenir la chose… Bref, pour faire une histoire courte, une fois rendu au Rwanda, le général Dallaire devait découvrir la dure réalité d’un conflit pourri qui menaçait à tout instant de dégénérer… Et, effectivement, c’est ce qui devait arriver, suite à l’écrasement au sol, à l’aéroport de Kigali, de l’avion du président Hutu Habyarimana, au début d’avril de 1994…Comme l’enquête sur les causes de l’écrasement de l’avion donnait à penser dès le départ qu’il pouvait s’agir d’un attentat, l’armée prenait le contrôle du pays en raison de l’insécurité causée par la mort du président… La suite, regarde au dos du livre, c’est écrit noir sur blanc…
    Le grand-père tendit le livre à son petit-fils et lui pointa de l’index le passage qu’il devait lire.
-- « Pris entre une guerre civile sanglante et un génocide impitoyable, dit le garçon à voix haute, le général et ses hommes- une petite troupe-, furent bientôt abandonnés, sans aucune ressource, par leurs patries respectives. Pour lutter contre la vague de tueries qui ravageaient ce pays, ils ne purent compter que sur leur propre générosité et sur leur courage personnel… En moins de cent jours, la guerre au Rwanda allait faire plus de 800,000 morts et au-delà de trois millions de blessés et de réfugiés. »
-- C’est beau, arrête-toi là, dit le vieil homme. La mission de la MINUAR- c’est ainsi qu’elle s’appelait-, se solda par un échec retentissant… Cette tragédie impensable, le général Dallaire l’impute, entre autres, au mandat inflexible du Conseil de sécurité des Nations Unies, aux complexes manipulations politiques de toutes sortes, et à ses propres limites dans ce tourbillon effrayant de haine et de barbarie au sein duquel il s’était retrouvé… Mais ce dont le général devait le plus souffrir, au cours de son tragique mandat, c’est de l’indifférence effrayante que manifestait la communauté internationale face à la situation critique de ce petit pays de quelque sept à huit millions d’habitants… Le Rwanda, du fait qu’il n’a aucune valeur stratégique et ne possède pas de ressources naturelles susceptible d’intéresser quelque puissance que ce soit, ne valait pas que la communauté internationale unisse tous ses efforts pour l’empêcher de sombrer dans la violence génocidaire qui déferlait alors sur lui… Veux-tu un autre café, jeune homme ?
-- Ah non merci, je dormirai pas, grand-p’pa. 
            Le vieil homme se leva et se rendit faire le plein à la cafetière fumante qui trônait sur son réchaud au centre de la table, puis regagna sa place, reprenant son récit là où il l’avait laissé.
-- Le général est précis dans ses blâmes… Il cite, entre autres, les Etats-Unis, la France et le Royaume-Uni qui, dit-il, se contentèrent d’observer, de s’abstenir de faire quoi que ce soit, sinon de rappeler leurs soldats, ou, tout simplement, de ne pas les envoyer, au moment opportun. Ce alors que ces nations influentes possédaient des représentants au  Conseil de sécurité… Le général Dallaire raconte qu’il a encore en mémoire le jugement d’un groupe de hauts fonctionnaires qui étaient venus pour évaluer la situation pendant les premières semaines du génocide. Des milliers de personnes avaient déjà été massacrées, et rien ne donnait à penser que les choses allaient en rester là. Au contraire, la tuerie prenait de l’ampleur à tous les jours, car la Belgique, notamment, qui avait un contingent de soldats sur place l’avait retiré, suite au massacre de dix de ses militaires… Pour revenir aux bureaucrates en question, « nous recommanderons à notre gouvernement de ne pas intervenir », dirent-ils au général qui ne savait déjà plus où donner de la tête pour tenter d’empêcher l’irréparable avec sa petite troupe déjà amputée de certains de ses meilleurs effectifs. « Car les risques sont élevés, et il n’y a ici que des êtres humains. » 
-- Ils ont dit ça..? dit le garçon, l’air effaré, les yeux démesurément grandis, tant la chose lui paraissait invraisemblable.
-- Ce qu’il y a de malheureux dans notre société cynique et féroce, c’est le fait que de tels hommes soient en poste d’autorité dans des situations aussi difficiles à gérer que celle dans laquelle s’est retrouvée le général Dallaire, au Rwanda… Le pire, c’est que pareils individus capables d’exprimer ouvertement et sans ménagement de telles opinions qui choquent le sentiment moral du commun des mortels n’occupent pas ces postes de commande suite à quelque erreur de jugement de leur employeur lors de leur mise sous contrat…Oh ! non, jeune homme. C’est à dessein que de tels hommes remplissent ces fonctions, parce qu’ils ont l’étoffe nécessaire pour poser de tels actes… Il faut se garder dans cette tragédie d’une condamnation de la stupidité apparente de l’ONU… Les décideurs qui sont à la tête de l’agence des Nations Unies sont tout, sauf des imbéciles… Rendu à ce niveau de décision, l’homme de la rue n’a pas idée des pressions qui s’exercent en coulisse dans les bureaux de son siège social… Les nations les plus influentes possèdent des représentants permanents à son Conseil de sécurité. Et comme par hasard, ce sont ces nations qui sont les principaux bailleurs de fond de son organisation… De ce fait, ils disposent d’un pouvoir quasi absolu dans les opérations de pacification entreprises par les Nations Unies. 
-- Si telle opération sert leurs intérêts personnels, ils l’appuient. Si c’est pas le cas, ils font de l’obstruction, ou des manœuvres de même… C’est ça ?
-- Des dizaines et des dizaines d’analyses, d’études, de rapports et de livres ont été produits à ce jour sur le génocide, sur la complexité du commandement militaire et les interfaces politiques qui ont eu lieu sur le terrain, pendant la mission. Beaucoup de travaux universitaires également, dont nombre d’études américaines dans le lot… Leurs auteurs permettent aux lecteurs de jeter un regard privilégié sur ce qui se passe dans les centres décisionnels, qu’il s’agisse du gouvernement américain ou des couloirs de l’ONU… On y trouve des témoignages de premier plan, une analyse des médias, une critique de l’administration américaine de l’époque, une condamnation des Nations Unies et de ses nombreuses  défaillances dans son rôle de gardienne de la paix dans le monde.
Le vieil homme s’arrêta un instant, dévisageant son petit-fils avec un air sous-entendu,  comme pour mieux le pénétrer de la suite de son propos :
-- Ces mêmes Nations Unies qui, aujourd’hui, par le biais de son Comité sur la torture, faisaient pression sur le gouvernement canadien pour qu’il revienne sur sa décision d’expulser un ancien conseiller politique hutu réfugié chez nous et accusé d’être l’un des instigateurs du génocide de 1994, en raison des risques de torture que le criminel de guerre présumé encourait s’il était retourné dans son pays… Ce alors que la Cour suprême qui s’était penché sur son cas avait confirmé en 2005 son expulsion ordonnée en 1996… Depuis vingt ans que l’homme multipliait les démarches judiciaires pour éviter son éviction… L’hypocrisie des hommes. D’un côté on manque à tous ses devoirs en laissant 800,000 personnes démembrées à coups de machette. De l’autre, on crie au loup, au nom de la bonne conscience, afin de prévenir les possibles sévices à l’encontre d’un tyranneau politique qui, au cours d’un discours qu’il avait prononcé en 1992, avait qualifié les Tutsis de « cafards » et avait appelé son peuple, les Hutus, à tuer les Tutsis et à les jeter dans les fleuves du pays..! Rappelle-toi Sartre : « S’il y a faute, il y a expiation, et aussi rachat. » Il n’y a que les lâches qui n’assument pas les conséquences de leurs actes !
Le grand-père, comme ébranlé par ses propres paroles, se leva et alla se planter devant l’une des fenêtres de la pièce où il y resta un moment à regarder à l’extérieur. Contemplant le relief montagneux sous sa couche de neige, il dit à la fin, laconique : 
-- La nuit est étoilée. Il fera beau demain, mais ce sera froid.
Comme il regagnait sa berceuse, l’air songeur, son petit-fils lui dit :
-- Tu m’as pas dit si le général Dallaire avait été blâmé, dans toute cette histoire…
-- J’y arrivais, justement… Pendant un certain temps, oui, il devint un bouc émissaire commode pour tout ce qui avait mal tourné au Rwanda… Mais il ne fut pas le seul… De fait que des personnes avaient été massacrées dans des églises où elles avaient trouvé refuge dans l’espoir d’y être épargnées, certains en profitèrent pour souligner à gros traits le silence du Ciel, face à toutes ces horreurs… Mais Dieu en a l’habitude, malheureusement. Car ce n’est pas d’hier que l’échec subi par la communauté internationale lors de crises majeures Lui en est imputable. Ce ne sont pas les reproches qui manquent à son égard, dans ces cas-là… Pourtant, en y regardant de plus près, c’est presque toujours notre faiblesse à se porter au secours de ceux de nos semblables en situations de crise qui a fait que les choses ont souvent tourné au désastre. La prétendue insensibilité de Dieu lors d’événements particulièrement révoltants soulève de l’indignation. Certains vont jusqu’à le taxer de Dieu cruel, du fait que tant d’horreurs peuvent déferler sur notre monde sans qu’Il n’intervienne… Et pourtant Dieu ne nous a-t-il pas donné plein pouvoir sur cette Terre..? N’est-ce pas nous qui sommes les gardiens de ce monde et qui avons charge de veiller les uns sur les autres et de mettre au pas les tyrans qui menacent la vie de millions de nos semblables..? Mais encore faut-il qu’on ait la volonté et le courage de s’en préoccuper et d’agir en conséquence, car nous avons toujours le choix… C’est le choix qui différencie l’homme de l’animal, en ce monde. L’homme est libre, il décide par lui-même. Il a le choix des gestes qu’il pose, donc de ce fait il est responsable… Le choix de l’action à entreprendre dans une situation donnée a toujours des conséquences, positives ou négatives. Nous devons assumer ces conséquences, en hommes libres que nous sommes, et surtout avoir la décence de ne pas blâmer Dieu pour nos lâchetés ou nos erreurs… C’est souvent l’incompréhension devant une fatalité qui les dépasse qui pousse tant de gens à tenir Dieu pour responsable de nos malheurs.
-- Ou mieux, nier son existence, dit le garçon. (Changeant sa voix pour imiter un quidam :) « Il n’y a pas de Dieu… Aucun Dieu ne pourrait permettre de telle horreurs !»
-- J’ai déjà entendu des choses semblables, malheureusement… Mais revenons au général Dallaire, pour un instant… Au cours du génocide, il avait soumis un plan pour une intervention internationale de 5 500 soldats de la paix afin de mettre un terme aux tueries. Mais son plan d’action ne fut jamais adopté… Quelques années après le massacre, ce document fut soumis à une analyse militaire par des officiers de haut rang… Leur conclusion fut à l’effet que l’intervention planifiée par le général aurait, selon des prévisions optimistes, mis un terme au génocide. Ou, à tout le moins, réduit de façon spectaculaire le nombre des victimes du massacre… Tu vois, on a toujours le choix… Ou on s’en mêle, ou on laisse courir les choses, avec toutes les conséquences que cela implique… Mais de grâce arrêtons de tenir Dieu pour responsable de toutes ces situations pourries qui dégénèrent, en raison de notre mollesse, de nos bas calculs et de nos manquements éhontés..! On a estimé que quatre millions de personnes ont péri au Congo et dans la région des Grands Lacs en 2003, du fait de l’apathie des Etats-Unis à mettre un terme à la guerre régionale qui s’en suivit.
-- Tu veux dire suite au génocide ? 
-- Exactement. Cinq fois plus de tués qu’au Rwanda… Encore une fois, le monde ne fit rien à part envoyer une mission de paix dotée de peu de moyens… Il  fallut l’œil inquisiteur des caméras de télévision pour que les pays se décident enfin à agir en dépêchant à contrecoeur une mission temporaire, afin d’essayer d’arrêter les tueries… Tu vois, toujours le choix… Tellement de choses pourraient changer si nos décideurs n’étaient pas empêtrés dans les complexes manœuvres politicardes qui caractérisent notre monde vénal et mercantile… Pour Dieu, la vie humaine a une grande valeur. Elle est précieuse à ses yeux. Et c’est pour cela qu’il nous en demandera des comptes à notre mort, car nous sommes tous collectivement responsables les uns des autres.  Mais cela est-il bien compris par les hommes ?
-- C’est une question ?
-- Non, une réflexion… Le général Dallaire entendit bien des choses de la bouche de militaires cyniques au cours de sa mission de paix au Rwanda… Des propos à désespérer d’en arriver un jour à un monde plus conscientisé… C’est ainsi qu’un officier américain n’éprouva aucune gêne à lui dire que la vie de 800 000 Rwandais ne valait pas de risquer la vie de plus de dix soldats américains… Les Belges de leur côté, après avoir perdu dix de leurs hommes déclaraient que la vie des Rwandais ne justifiait pas de risquer celle d’un seul autre soldat belge… Si on avale de telles monstruosités sans réagir, c’est triste, parce que cela revient à dire que le concept de droits humains qui suppose que toute vie humaine possède une valeur égale est une utopie !  
-- C’est croire à la hiérarchie des races, non ?
-- Tout à fait. C’est même décider de façon arbitraire qui mérite d’être secouru et qui, non… Savais-tu que la non-intervention dans les situations où des hommes souffrent cruellement du fait des sévices de leurs semblables est jugée répréhensible par l’Église..? J’ai transcrit à ce sujet les paroles d’un éminent personnage sur la dernière page de mon livre. Un homme qui par son insigne sagesse et ses conseils éclairés a laissé de son vivant une profonde empreinte sur notre monde divisé… Tiens, prends le livre et lis par toi-même pour mieux t’imprégner de ses paroles… Lis tout haut afin que j’apprécie une fois plus toute la sagesse inspirée de son propos…
-- «  L’autorité du droit et la force morale des plus hautes instances internationales sont les fondements sur lesquels repose le droit d’intervention pour la sauvegarde de populations prises en otages par la folie meurtrière de fauteurs de guerre… » Jean-Paul II dans un message transmis au secrétaire général Boutros Boutros-Ghali à New York en 1994… Le pape lui avait envoyé ce message pendant le génocide?
-- Je n’ai pas la date précise, malheureusement. Mais on peut supposer, sans grand risque de se tromper, que la communication en question devait avoir un lien direct avec ce qui se passait au Rwanda.
-- On a fait le tour?
-- On ne fait jamais le tour de rien dans notre monde en perpétuelle évolution… Au Rwanda, comme l’a si bien écrit le général Dallaire dans son livre, il a serré la main du diable. Il l’a vu, il l’a senti, il l’a touché. Et il a ajouté : « Connaissant l’existence du démon, celle de Dieu va de soi… » Bon, assez parlé de tout ça !
-- On va se reposer l’esprit. On va parler de hockey…
Se levant pour aller ajouter une autre grosse bûche dans le foyer, le grand-père s’immobilisa devant son petit-fils, puis avec un regard d’intelligence complice et un sourire en coin, il lui dit :
-- Un de ces jours, si ça te chante, on pourrait parler du Bien et du Mal… Là, on va se torturer les méninges !

samedi 21 janvier 2012

La traversée de l’Achéron


Le temps s’était légèrement réchauffé en après-midi en montagne. Le grand-père et son petit-fils, après un premier échange fructueux sur le thème du mysticisme chrétien, en avaient profité pour faire une randonnée en raquettes dans les environs de leur chalet, histoire de se dégourdir un peu les membres. Les larges « pattes d’ours » de leurs raquettes s’imprégnaient dans la poudreuse à chacun de leurs pas, en laissant la marque de leur passage sur la pente raide de ce monde de roc et de neige au sein duquel ils avaient choisi de faire leur petite excursion.
Un large couloir parsemé de sapins chétifs serpentait vers le sommet sur leur droite. Les petits conifères, en raison de leurs branches plongeantes, contribuaient à retenir les amoncellements de neige des hauteurs qui en couvraient tout le paysage comme d’un suaire. Une grandeur étrange et triste se dégageait de toute cette immensité endormie, troublée seulement par instants par le cri éraillé d’un oiseau rapace volant à tire-d’aile vers son nid.
-- Il est temps de rentrer, ça commence déjà à refroidir, dit le grand-père d’une voix essoufflée, après plus d’une heure d’ascension, tout en retirant ses lunettes de soleil. On peut enlever ça, on n’en aura plus besoin.
Face au soleil couchant qui lentement avait commencé à s’estomper à l’horizon et leur donnait l’étrange impression que le vide se creusait davantage sous leurs pieds, les deux hommes jugeaient plus prudent de redescendre vers leur refuge. Le chalet de rondins édifié au milieu d’une arête boisée, à quelques centaines de mètres plus bas, leur paraissait minuscule dans la pénombre bleue qui était à s’installer. Avec la disparition du soleil, le froid mordant et la mauvaise visibilité pouvaient présenter un mélange dangereux pour deux randonneurs attardés en montagne. Déjà un vent glacial montait de la vallée et s’engouffrait en sifflant entre les crevasses et les aspérités des hauteurs.
Trente minutes plus tard, comme les deux randonneurs atteignaient leur cabane, le jeune homme trébucha contre une pierre invisible sous la neige. Déchaussée, celle-ci dévala vers le bas dans un roulement étouffé au milieu de la couche neigeuse. Néanmoins, le bruit de sa chute se propagea dans une onde décroissante qui, le temps d’un souffle, sembla se répercuter sur la région tout entière.
-- Quel lieu, quelle solitude grandiose, commenta le grand-père d’une voix empreinte d’un étrange respect, tout en balayant du regard le relief montagneux autour de lui. Si on était au Tibet, les moines bouddhistes y auraient déjà érigé un monastère depuis longtemps… Vitre entrons se réchauffer et se préparer un bon café.
Une heure plus tard, le large foyer rempli d’une nouvelle bourrée de bûches d’érable odorantes dont les flammes léchaient avec avidité un poulet rôti à la broche, les deux hommes, un café brûlant à la main et leurs bottes trempées fumant près de la vaste cheminée, bavardaient de choses et d’autres au coin du feu.
-- Alors mon garçon, on jase de tout et de rien, mais on n’a pas fait toute cette route jusqu’ici pour parler de la pluie et du beau temps…Y a-t-il un sujet en particulier que tu voudrais qu’on aborde, avant de passer à table pour le souper ?
-- Oui, peut-être… Suite à notre conversation de l’autre jour sur ces expériences troublantes de mort imminente, je t’avoue qu’il y a des questions qui me sont passées par la tête…
-- Tu aimerais en reparler..? Vas-y, jeune homme, je t’écoute.
-- Moi ce que je veux savoir d’abord, c’est ceci : sait-on s’il y a des personnes qui sont déjà entrées dans la lumière..? Je parle des gens qui ont vécu une expérience de mort imminente, soit à la suite d’un arrêt cardiaque, d’une mort clinique, d’un grave accident ou tout ce que tu voudras du genre…
-- La mystérieuse lumière au bout du tunnel… Ceux qui ont été en contact avec cette source lumineuse affirment qu’ils ont ressenti en sa présence une impression de paix et de bien-être inégalable… Certains ont parlé aussi d’une sensation d’amour infini à son contact… Et ils sentaient qu’ils étaient l’objet de cet amour… Bref, ceux qui sont passés par cette expérience parlent d’un instant de félicité à nul autre pareil… Dans les témoignages qui ont été recueillis, toutes ces bonnes gens affirment avoir été attirées par cette étrange lumière. Au point qu’elles n’avaient qu’un désir, aller vers elle pour s’en laisser totalement envelopper… Le hic, du moins pour celles qui sont revenues pour en témoigner, c’est qu’une voix les mettait en garde contre cette tentation, leur affirmant qu’elles n’étaient pas prêtes à entrer dans cette lumière… Rappelle-toi le témoignage de la femme cliniquement morte, celle dont il n’y avait plus aucune activité électrique de son cerveau… Cette voix lui disait « qu’elle n’avait pas encore accompli ici-bas tout ce dont elle devait s’acquitter… » Et elle l’avisait qu’à l’instant où elle entrerait dans cette lumière, elle ne pourrait plus en ressortir.
-- T’en penses quoi, grand-p’pa ?
-- Qu’à l’instant où tu passes de l’autre côté de cette lumière, tu franchis l’Achéron, le fleuve des Enfers dans la légende grecque, le fleuve de la mort !
--  Et il se passe quoi après ça ?
-- C’est le « pays d’où on ne revient pas »… C’est l’au-delà, le monde supraterrestre… Nul n’est jamais revenu pour nous en parler… La vie, l’activité imaginée après la mort n’est que spéculation… Mais peut-être qu’il est tentant de croire que cette fameuse lumière en est comme l’antichambre… Une femme racontait qu’elle avait vu défiler sa vie au grand complet en sa présence, les bons comme les mauvais moments, ceux en particulier dont elle était le moins fière, et que cette lumière ne la jugeait pas. Au contraire, c’était plutôt elle qui se jugeait sans complaisance, à son contact… Un homme rapportait pour sa part avoir eu l’impression d’accéder à la connaissance parfaite de toute chose, en face d’elle… Reconnaissons-le, ce n’est pas banal comme expérience.
-- Cette lumière, finalement, ce serait la porte du paradis ?
-- Qui sait… Pour ma part, je suis toujours persuadé qu’il existe un lieu où les âmes des justes jouissent de la béatitude éternelle. Et que nous sommes mis en jugement, à l’instant de notre mort… Et que n’entrent dans ce « Royaume des cieux »- j’emprunte le terme à l’Évangile-, que ceux qui en sont les héritiers, et que ce nombre doit être plutôt restreint… « Beaucoup d’appelés, mais peu d’élus », a dit Jésus… Ces paroles donnent à penser que beaucoup sont retournés à la porte… À mon avis, nous sommes privilégiés d’avoir accès à des témoignages de l’ordre de ceux que nous racontent certaines personnes qui ont fait l’apprentissage de cette expérience de mort imminente.
-- Parce qu’on en sait plus maintenant sur la façon dont les choses se passent ?
-- Pas exactement, non… Mais une chose sûre, ces témoignages me rejoignent dans ce qui m’a été transmis au sujet du Purgatoire, à l’époque de ma jeunesse… Malgré ce qu’en pensent certains de nos jours, je crois qu’à cette époque on avait le souci d’enseigner la vérité aux hommes… Les valeurs que je professe aujourd’hui me viennent de ce temps révolu… Elles m’ont toujours aidé à vivre, et elles m’ont gardé heureux et confiant dans la vie… Mais revenons à nos moutons… La principale souffrance des âmes des décédés tient essentiellement à la privation de la présence de Dieu… D’une part, ces âmes ont un désir intense de sa compagnie, et de l’autre elles comprennent que c’est à cause des manquements de leur vie qu’elles ne peuvent accéder à cet état de félicité… Il leur faut satisfaire auparavant pour les peines temporelles dues à leurs fautes.
Le vieil homme s’arrêta pour avaler sa dernière gorgée de café, puis fit une grimace, le jugeant à l’évidence trop froid à son goût.  Puis, il poursuivit :
-- Je perçois un lien troublant entre cet enseignement de ma jeunesse et le témoignage de ces personnes… Elles sont déjà, pour ainsi dire, de l’autre côté du fleuve de la mort. Ou, du moins, elles sont sur le point d’aborder sur sa  rive… Et tout baigne d’une lumière intense, d’une félicité dont aucun mot ne pourra jamais nous donner un aperçu… Le bien-être qu’éprouvent ces personnes est tel, qu’elles n’ont d’autre désir que d’aborder sur cette rive et d’y demeurer à jamais… Mais cela leur est refusé… On parlait de jugement, il y a un instant… Pour l’Église, ce serait le Christ qui nous jugerait, lors de ce jugement particulier… « Nul ne va au Père sans passer par moi », a-t-Il dit… Et si tu crois qu’il suffit de demander pardon pour tes fautes passées pour qu’on te déroule le tapis rouge à ta mort, il y a cette autre parole de Jésus qui donne clairement à entendre qu’il y a une peine temporelle à satisfaire pour nos fautes passées : « Tu n’en sortiras pas que tu n’aies remboursé le dernier quadrant… » Nous sommes bourrés de préjugés, de suspicion et d’indifférence envers nos semblables, égoïstes, égocentriques, fermés à leurs malheurs,  et cela c’est quand on n’est pas racistes dans l’âme, avec toutes ces affreuses pulsions conflictuelles qui vont de pair… S’il fallait faire une dissertation sur le thème du Mal, on n’aurait pas assez d’un gros livre pour en répertorier toutes les variantes..! Et indignes comme nous sommes, on aurait la prétention de croire, à l’heure de notre mort, que les portes du paradis vont nous en être grandes ouvertes, comme si de rien n’était..? Que ce soit le Purgatoire ou la réincarnation, le temps qu’on sera appelé à y passer est destiné à se racheter… Sartre écrivait avec beaucoup d’à-propos que « s’il y a faute et s’il y a expiation, il y a aussi rachat. » On parle, on parle, veux-tu réchauffer ton café, jeune homme ?
-- Non, je te remercie… Je veux pas me laisser distraire, j’ai trop de questions qui me trottent dans tête. 
-- Je t’écoute, dit le vieil homme, tout en se levant de sa chaise pour aller refaire le plein de sa tasse à la cafetière fumante qui reposait sur un réchaud à gaz au centre de la table.
-- Le Purgatoire, finalement, ce ne serait pas ici, sur la terre..? Pourquoi je dis ça, c’est que ces personnes qui ont vécu l’expérience de cette fameuse lumière se sont faites dire en sa présence qu’elles n’avaient pas encore accompli ici-bas tout ce dont elles devaient s’acquitter. Et comme par hasard, c’est ici qu’elles sont revenues.
-- Ce n’est pas le témoignage de toutes ces personnes, c’est celui d’une femme en particulier, pour ce que j’en sais… Remarque qu’il doit y avoir une multitude de témoignages semblables, à l’échelle de notre monde… Celles qui sont entrées dans la lumière, on ignore tout d’elles… Pour ma part, j’imagine que seules les âmes des personnes décédés passent de l’autre côté… Celles qui reviennent nous apporter ces témoignages n’avaient pas encore traversé l’Achéron…  
-- Il se passe quoi, à ton avis, une fois que tu l’as traversé ?
-- Selon moi, c’est l’âme elle-même qui se juge… La Perfection est si grande dans le lieu où elle se retrouve, que l’âme prend conscience de l’immensité de son indignité face à cette présence d’Amour… On peut imaginer que selon son degré de pureté, c’est l’âme elle-même qui choisit l’endroit qui sied le mieux à son degré d’évolution spirituelle ou, à l’inverse, de souillure morale, soit le Ciel, le Purgatoire ou la géhenne, l’hadès en grec, le lieu des damnés… Mais on ne partira pas de discussion sur l’enfer… On ne ferait que se perdre en spéculations encore plus grandes.
-- Le Purgatoire et la réincarnation, ce ne serait pas la même chose, en fin de compte ?
-- L’Église réfute toute croyance du genre… Mais des dizaines de millions de personnes à travers le monde y ont foi. Cette conviction est à la base de la philosophie bouddhiste, notamment… Peut-être a-t-elle pour effet de rassurer les gens qui ont cette croyance… On craint moins ce que l’on connaît déjà… On se dit que si on doit satisfaire à la peine temporelle due à nos fautes, ce n’est pas si pire si c’est notre bonne vieille Terre qui fait office de Purgatoire… Pourtant on oublie que l’on vit dans une « vallée de larmes », pour citer la Bible… L’indice régional des gens heureux s’élève à peine à 20% dans les pays arabes… Et seulement 1% de plus en Europe de l’Est… L’Amérique du Nord qui est censée être le fin du fin de la richesse et du bonheur pour tant de peuples de ce monde atteint tout juste 31% au palmarès des gens heureux… Notre Terre compte sept milliards d’individus… Sur ce nombre, deux milliards ne mangent pas à leur faim… Des centaines de millions d’autres vivent dans un état précaire, dans des situations  de conflits larvés, quand ce n’est pas carrément dans un état de guerre déclaré… Le reste trime dur du matin au soir pour joindre les deux bouts, abusé, exploité, écrasé d’impôts, chacun le nez collé sur ses petits intérêts mesquins, dans un monde où la faiblesse intellectuelle et morale des chefs et leur ignorance mettent en danger notre civilisation… Et ce n’est pas moi qui le dis, c’est Alexis Carrel dont les découvertes lui valurent le Prix Nobel de la Médecine… Si c’est cela le Purgatoire, on a tout intérêt à prier pour que la Vérité nous soit révélée, afin que le bien vers lequel on ne doit jamais cesser d’aspirer soit mêlé du moins de mal possible. Car plus tu cultives les valeurs du bien en toi, plus tu es charitable, généreux et désireux de tendre la main aux autres et de les aider. Et ces valeurs ouvrent les portes du Ciel, à ce qu’il paraît… À l’inverse, plus tu dédaignes les valeurs spirituelles, plus tu es égocentrique et égoïste, et plus tu es malheureux. Tu tournes inlassablement en orbite autour de ton nombril, dans ton monde enténébré.
-- Un peu comme le serpent qui mange sa queue ?
-- C’est une bonne image, j’aime bien…
Le vieil homme qui venait de retourner à sa berceuse marqua une pause afin de gratter la manche de sa veste de laine avec son ongle pour enlever une tache.
-- Paraît-il que le plus grand juste pêche sept fois par jour, dit-il au bout d’un instant, alors on a du chemin à faire sur la voie de la perfection !
-- Et Jésus dans tout ça- je sais bien que tu m’as dit qu’il était le Guide suprême qui cherche à nous éveiller à son propre état de conscience-, mais c’est quoi encore son rôle là-d’dans?
-- C’est le Rédempteur, celui qui par ses souffrances et sa mort a racheté le genre humain, après la chute originelle… En clair, pour résumer tout cela- l’heure passe et on a notre souper à préparer- on n’aurait pas pu être invités aux noces royales qui se tiennent dans le Royaume du Père, sans son intercession… T’as déjà entendu parler du mystère de la Rédemption, j’imagine ?
-- Oui, dit le garçon dans un haussement d’épaules, mais c’est loin…
-- Personne n’était digne d’un tel honneur, tant nous étions entachés d’indignité… La mort du Christ a permis qu’on puisse néanmoins recevoir une invitation à ces noces royales, même si la plupart d’entre nous, à leur mort, se présentent à la porte du palais avec un vêtement qui est loin de satisfaire aux exigences du Roi… Mais si on éprouve le désir sincère d’accéder en sa présence, et si on a veillé malgré toutes nos imperfections à donner à notre vie un bilan positif au plan moral, nous sommes considérés parmi les invités… Par contre, si tu n’as aucun intérêt dans cette invitation, ou que tu es souillé jusqu’aux oreilles en plus de n’avoir pas de regret de te présenter avec une tenue aussi crottée pour ces agapes célestes, tu n’as guère de chance de franchir la porte du palais… Mais comme l’a dit encore Jésus, « il y a plusieurs demeures dans la maison de mon Père… » Les justes, bien sûr, accèdent à la salle des noces… Pour les autres invités moins méritants que nous sommes, les autres pièces de la maison doivent servir au nettoyage de notre vêtement, j’imagine, afin que celui-ci redevienne immaculé, jusqu’au jour où nous mériterons à notre tour cette félicité suprême d’accéder enfin à la table royale… Tout se ramène à la pureté, à la transparence, à la lumière, finalement… La lumière éclaire tout avec une extrême netteté. Mais souvent elle est voilée, obscurcie par des nuages ou de la saleté… Si on accepte l’idée qu’on est Lumière, à l’instant où on fait fi de la règle de conduite édictée par l’autorité de Dieu dans notre conscience, on perçoit moins bien cette Lumière présence en nous… Suivant le degré d’indignité de nos agissements, cela peut aller jusqu’à nous détourner complètement de sa Source… Une bougie ne permet pas de voir bien loin dans les ténèbres… Coupés de la Lumière, on risque alors de tâtonner aussi longtemps que l’on acceptera de vivre dans l’errance, loin de son Rayonnement bénéfique… Et pendant tout ce temps, il nous est impossible de retourner vers cette Lumière, si on ne fait pas l’effort de changer de comportement afin d’en retrouver sa Source… Le chemin nous en est voilé… Tu te souviens… « Je suis Lumière, je viens de la Lumière et je m’en retourne vers la Lumière… » Voilà  notre glorieux destin… Il nous faut devenir des hommes de Lumière pour que la Lumière nous reprenne dans son sein, au terme de notre vie… Mais encore faut-il se pénétrer de cette Vérité !  
-- Ce qu’il fallait démontrer, dit le garçon en hochant la tête de haut en bas, avec un sourire énigmatique. Il ne reste plus qu’à s’en imprégner…ou s’en convaincre, selon le cas…

samedi 14 janvier 2012

Le « Code divin »





L’hiver était bien installé avec la venue de janvier. Une épaisse couche de neige couvrait déjà sous un linceul uniforme les inégalités du terrain. Si bien que le grand-père et son petit-fils avaient dû chausser des raquettes pour grimper jusqu’au vieux chalet familial perché en pleine montagne. Une ascension de près de quarante-cinq minutes qui leur avait demandé un effort soutenu, du fait que chacun des deux hommes portait un lourd sac à dos rempli de provisions de bouche et de vêtements de rechange. Mais à présent, ils étaient là dans cette cabane de bois rond, à savourer l’intimité de sa salle basse toute boisée, avec ce feu d’érable qui flambait dans l’âtre de pierre à la gueule noircie par des années de combustion de bûches de bois.
Sitôt arrivé au chalet, le vieil homme s’était empressé de faire du feu dans la cheminée, en raison du froid pénétrant qui avait envahi le modeste refuge de montagne après des semaines d’inoccupation. Puis, il avait déballé les provisions et préparé le repas du midi, des œufs sur le plat accompagnés de fèves au lard, de jambon et de saucisses que le grand-père et son petit-fils avaient mangé gravement en parlant de tout et de rien, sous l’éclairage d’une vieille lampe à l’huile suspendue à une poutre du plafond qui baignait la pièce d’une lumière douce.
Ce n’était qu’au milieu de l’après-midi, quand la chaleur bienfaisante avait fini par se répandre sous les poutres noircies du plafond, que les deux hommes qui avaient un peu rêvassé et partagé leurs rêveries en regardant le feu en étaient venu à aborder le sujet de leur rencontre dans ce refuge perdu à l’atmosphère intimiste où il faisait si bon de s’abandonner à la mollesse de leur hivernement. C’était le garçon qui avait amorcé la discussion qui allait suivre :
-- Lors de notre dernière rencontre dans ce chalet, grand-p’pa, tu m’avais donné à entendre, au moment de retourner à la maison, que quand on reviendrait ici, t’aurais une petite énigme à me proposer, tu t’en souviens ?
-- Le « Code divin » ! Je me demandais si t’allais t’en rappeler… T’es intéressé à ce qu’on en jase ?
-- Ben oui, ça pique ma curiosité. Surtout que tu m’avais bien spécifié qu’il ne fallait pas le confondre avec le « Code Da Vinci… »
-- Oh ! que non… De toute façon, tu vas vite réaliser que ces deux codes n’ont rien en commun… Le Dieu qui habite les profondeurs de l’homme lui a fait don, tu le sais, d’un état de conscience, d’éveil et de paix vers lequel l’infinité de ses aspirations ne cesse de porter ses désirs…Une chose dont je suis sûr, c’est que quelque chose en nous sait Dieu. Saint Augustin disait, fort à propos, que « l’homme est un être constitutivement orienté vers Dieu, vers l’Infini et l’Éternel. S’il s’agite sans répit, c’est qu’il est insatisfait des expériences éphémères auxquelles si souvent il s’abandonne. »
-- Quelque chose en nous sait Dieu ? répéta le petit-fils, l’air incrédule, avec une interrogation marquée dans le regard.  
-- Je t’ai dit l’autre jour que si Dieu pouvait donner l’impression de se cacher, c’est peut-être bien parce que nous ne le cherchons plus… Notre vie n’a pourtant de sens que dans cette quête, que dans cette recherche de Vérité, Dieu étant le fondement du vrai… « Cherchez et vous trouverez », a dit Jésus…Et si on cherche, en bout de ligne, c’est parce qu’on a déjà trouvé, non..? On ne peut désirer que ce que l’on connaît déjà, sinon d’où viendrait l’idée de le désirer..? D’où mon affirmation que quelque chose en nous connaît Dieu… Et aussi longtemps qu’on retarde cette quête de vérité, on vit dans une espèce d’état d’insatisfaction plus ou moins conscient, où chacun cherche à tâtons l’état de bien-être intérieur susceptible de mettre fin à ses tourments existentiels… Parce qu’il ne faut pas se le cacher, jeune homme, personne n’est vraiment heureux en ce monde…Oh ! on connaît bien par moments des petits bonheurs par ci par là, mais très vite on désenchante, avalés par la lourdeur de notre quotidien respectif.
-- C’est pour ça qu’il y aurait tant de suicides…
-- Tant de suicides, d’abus d’alcool, de drogue, de médicaments tranquillisants, de sexe et de plaisirs tout aussi éphémères que vite consommés et qui, pour notre malheur, nous laissent perpétuellement dans un état de manque…Si nous vivons pareil état d’insatisfaction- et ce mal de vivre est propre à tout homme de ce monde-, c’est peut-être qu’à quelque part en nous, quelque chose a conservé une nostalgie d’un ailleurs de félicité sur lequel il nous est impossible de mettre des mots…
--  Je ne te suis plus, grand-p’pa… Ça pourrait ressembler à quoi cet ailleurs-là..? À une vie antérieure ?
-- C’est une hypothèse, mon garçon, rien de plus. Mais peut-être qu’il y aurait en nous des réminiscences d’un certain paradis perdu… « Ô mon Dieu, qu’étais-je avant d’être conçu ? Avais-je quelque être, et étais-je quelque part ? » Saint Augustin, tu te rappelles..? Si nous ne sommes pas heureux, c’est peut-être parce que nous avons connu autre chose auparavant, ou que quelque chose en nous cherche à remonter la source de la Vie qui bat en nous… C’est une interrogation qui est propre aux mystiques. Mais cette quête de vérité ne revêt aucune forme. Elle est de l’ordre des choses invisibles… Et peu d’hommes peuvent en faire l’expérience… Elle n’est exprimable dans aucune langue… Je vais risquer cette autre image pour mieux te faire comprendre mon propos : c’est comme si quelque chose en nous était capable d’entrer en harmonie intime avec Dieu, mais que ce quelque chose serait si rapetissé, si méconnaissable depuis le temps que la vie moderne a oblitéré notre sens religieux, que nous n’en percevrions plus qu’une faible pulsion, et encore, de façon purement inconsciente… Pourtant cette soif d’élévation de notre esprit vers cet Être absolu, source de toute vie et auquel la mystique chrétienne a donné le nom de Dieu, est toujours là en nous, et c’est elle qui nous aiguillonne face l’absurdité de nos existences hors du jeu divin, hors de Dieu… Mais si tu veux, jeune homme, on gardera ce sujet pour plus tard. Il y a tellement à en dire, qu’on pourrait en discuter longtemps… Pour l’instant, revenons au « Code divin ».
-- C’est quoi ce code ? s’enquérit le garçon avec une moue empreinte d’un scepticisme marqué. Une réponse à tout cela?
-- Le « Code divin » ce n’est pas une réponse, mais peut-être la clef susceptible de nous conduire à un début de réponse… Il y a deux mille ans, un mystérieux Messager du Ciel venait annoncer aux hommes que le vieux monde était désormais derrière eux, que son temps était accompli. Désormais l’homme allait délaisser les temples de pierre et adorer en esprit… « Je suis le chemin, la vérité, la vie, proclamait-il. Celui qui me suit a la vie éternelle. » Malheureusement, pour nombre d’hommes d’aujourd’hui, ces paroles de vie ne veulent plus rien dire, parce qu’ils ignorent tout de Celui qui en prodigua son enseignement de feu.
-- Cet homme, c’est Jésus ?
-- Mais oui. Personne n’a jamais tenu pareil discours et parlé avec une pareille autorité… Si bien qu’à l’époque, si certains voyaient en lui le Messie promis aux hommes, d’autres le percevaient comme un faux prophète, et même comme un fou… Le Christ est le grand révélateur de ce à quoi l’homme peut parvenir s’il se laisse pénétrer par cette conscience grandissante de la présence agissante de son Dieu en lui. Il est le Guide suprême qui cherche à nous éveiller à son propre état de conscience… Il incarne la Vie et l’Amour en plénitude. Ses paroles d’espérance et de consolation nous conduisent à cette Intuition qu’il y a en nous un soleil qui ne se couche jamais, un état d’éveil et de paix vers lequel notre infini désir ne cesse d’aspirer pour parvenir enfin à sa plénitude… Cette Intuition qui est de l’ordre de la Révélation est celle qui ouvre notre esprit à l’itinéraire initiatique de l’homme. Un itinéraire auquel j’ai donné le nom de « Code divin », pour piquer ta curiosité…
-- Mais cet itinéraire est de Jésus, c’est cela ?
-- D’une certaine manière, oui. Parce qu’il disait : « Celui qui cherche trouvera. À celui qui frappe de l’intérieur, on ouvrira… » Je te livre les cinq grandes étapes initiatiques  de ce code… La première, c’est la quête, la recherche… La seconde, c’est la découverte, le dévoilement, la divulgation… La troisième, c’est l’émotion et la perturbation que produisent cette découverte… La quatrième, c’est le choc, l’ébranlement moral, l’émerveillement…Enfin, la cinquième étape, c’est la révélation en soi du « Dieu caché », l’illumination, la conscience de sa présence, de son omniprésence en toute chose… L’énigme que je te propose est la suivante : quel autre mot que celui de « Révélation » pourrait englober le mieux les cinq étapes de ce « Code divin »..? Ce mot en est en quelque sorte l’essence même…
-- Ouf ! vite comme ça, grand-p’pa, je pourrais pas dire… La connaissance..? La conscience..? (Voyant que son grand-père ne réagissait pas, le garçon poursuivit :) Tu sais, moi, tout ce qui se rapporte à Dieu, je commence seulement à croire que ça pourrait avoir un sens…
-- Ne t’inquiète pas, jeune homme, je ne m’attendais pas à ce que tu trouves la réponse du premier coup… Ce que je te propose, pendant que tu vas chercher, c’est qu’on regarde ensemble, un peu plus en détails, ce qu’implique chacune des cinq étapes de cet itinéraire initiatique… La première, la recherche, peut difficilement s’accomplir sans un minimum d’amour et de désir, au préalable… Si tu voyages, tu n’iras pas dans un pays que tu n’aimes pas. Ou, à tout le moins, tu seras intrigué par ce pays… C’est la même chose pour Dieu. Si tu en as rejeté l’amour et le désir tellement loin que tu ignores la dernière fois que tu as prononcé son nom, tu n’auras guère le goût de te mettre à sa recherche… On peut vivre sans Dieu, sans amour, des millions d’hommes le rejettent comme principe d’explication du monde, mais à quoi bon..? Cela leur apporte-il l’illumination intérieure, la paix de l’âme..? Cela met-il fin à leurs tourments, à leur mal de vivre..? À l’instant où ne cherchons plus Dieu, pourquoi se révélerait-il à nous..? Si tu te désintéresses de ta famille au point de ne pas prendre de ses nouvelles pendant des années, peux-tu lui reprocher son silence ?
-- Mais comment avoir ce désir de Dieu quand on ne l’a pas ?
-- Une petite prière toute simple, du genre, disons : « Mon Dieu, donne-moi le goût de te chercher… »
-- Et tu crois que ça va marcher ?
-- Si ta prière est sincère, je n’ai aucun doute. Progressivement, tu vas sentir naître le désir de cette quête de Dieu en toi… Et puis un jour, tu trouveras, t’auras un début de réponse à ton questionnement… C’est la deuxième étape… Cette réponse sera pour toi seul… Même qu’elle sera si personnelle que tu seras tout à faire incapable d’en faire partager l’expérience  aux autres… Mais tu devras toujours demeurer en quête, parce que celle-ci te fera découvrir sans cesse de nouvelles profondeurs à ce que tu auras commencé à découvrir… Tu passeras alors à la troisième étape de ton itinéraire initiatique : le trouble et le bouleversement que susciteront en toi cette conscience d’un Dieu présence et révélation… Une fois que s’éveillera cette nouvelle conscience de la présence du Dieu Être en toi, tu réaliseras que cette conscience nouvelle est d’un autre ordre, de l’ordre non plus du créé mais de l’incréé… Il te faudra un regard neuf pour cela, car on ne peut rien voir si on ne sait pas ouvrir les yeux… Tu devras apprendre à voir toute chose avec le regard du cœur, et plus tu cultiveras ce nouveau regard, plus ton trouble et ton bouleversement grandiront devant ce qui te sera révélé… Dans le même temps, tu sentiras que tu dois t’effacer devant le rayonnement de cette ultime Présence en toi… Tu devras lui laisser toute la place pour qu’elle croisse toujours plus… On ne fait pas étalage de son ego sous le regard de Dieu. Le Ciel est d’une autre nature… Et si jamais il t’arrivait de penser un jour que tu es en voie d’arriver au sommet de ta connaissance, sache que tu en seras encore bien loin de sa cime… Je te sens ébranler, mon garçon… Je le vois au regard effaré que tu me jettes par instant… Ça t’effraie tout cela ?
-- Ben, je trouve ça compliqué…
-- Rassure-toi, ça ne l’est pas… Ce sont les hommes qui compliquent tout par leur prétention à croire qu’ils peuvent rejeter Dieu de leur vie et se suffirent à eux-mêmes, alors qu’ils errent au désert depuis des siècles…Les ténèbres n’apparaissent-ils pas à l’instant où la lumière disparaît..? Mais ça aussi, c’est un autre sujet. Voyons plutôt ce que nous apporte la quatrième étape de notre protocole initiatique : l’étonnement, l’émerveillement devant ce qui nous est révélé… Les philosophes des temps passés voyaient dans l’étonnement et l’émerveillement le commencement de la Sagesse… Einstein, plus près de nous, aura cette réflexion qui mérite qu’on s’y attarde : « Il n’y a que les imbéciles qui ne s’émerveillent pas »… Peut être qu’à force de vivre dans les ténèbres, enfermés en nous-mêmes, fermés aux autres, sans guide, sans repère, sans espérance, nous avons perdu quelque peu ce sens de l’émerveillement… Et notre tendance à la dépression et au désespoir face aux difficultés de notre vie ne facilite certainement pas ce regard neuf sur la découverte et le merveilleux… Einstein avait compris qu’il y avait un rapport entre l’homme et l’Univers, qu’une mystérieuse correspondance les unissait dans leur prodigieuse complexité d’être, comme si les deux étaient animés d’une même Conscience, tant il avait fallu d’Intelligence créatrice à leur apparition…
-- D’où venons-nous, qui sommes-nous et où allons-nous ? dit le petit-fils sur un ton dénué de conviction, tant il semblait toujours dépassé par la tournure qu’avait pris son échange avec son grand-père.
-- Tu tombes juste à point, jeune homme, j’y arrive justement… Dieu donne à chacun en fonction de son niveau de conscience, de son niveau d’éveil et de réceptivité… C’est la cinquième étape, la révélation en soi du Dieu caché…L’homme prend conscience qu’il forme un tout avec la Création, que sa vie découle du même Souffle, de la même Énergie qui anime toute chose… Cet homme connaît enfin le repos et la plénitude qu’il a tant cherchés. Il vit en quelque sorte dans une dimension au-delà du temps… Ce jour de la Révélation, cette troublante énigme qui hante l’esprit des hommes depuis toujours, ce mystérieux « d’où venons-nous, qui sommes-nous, et où allons-nous ? » il en connaît enfin la réponse, même si aucun mot ne pourra jamais arriver à traduire cette expérience mystique personnelle à chacun de nous.  Mais si on lui demandait d’essayer quand même de se prêter à l’exercice de verbaliser cette expérience, cet homme pourrait proclamer : « Je viens de la Lumière, je suis Lumière, et je retourne à la Lumière ! »
-- Je pense alors avoir trouvé la réponse à ton énigme, grand-p’pa… Le mot clef du « Code divin », c’est la « lumière », dit le garçon tout d’un trait, la mine rayonnante.
-- Bravo, jeune homme, c’est bien ça. Tu vois, c’était pas si difficile, finalement… Pour clore le sujet, je te propose cette petite prière que j’ai apportée de la maison…
Le vieil homme mit la main dans la poche extérieure de son sac à dos et en ressortit un bout de papier soigneusement scellé dans un étui plastifié transparent.
-- Tu veux la lire ou je m’en charge ? dit-il.
-- Je préfère que ce soit toi.
-- Elle est de Johann Schleffer, qui prit le nom d’Angelus Silésius… Je ne sais rien
d’autre sur et homme… Une prière qu’Einstein aurait sûrement aimée… Ça se lit comme suit: « Ô mon Créateur et mon Dieu, à ta Lumière je reconnais de quelle façon admirable je suis fait. Je suis fait de l’Univers, et l’Univers est en moi. Je suis fais de Toi et je reste en Toi, et Toi en moi. Je suis issu de l’Univers, l’Univers me porte en soi, m’enveloppe et je porte en moi l’Univers et j’embrasse l’Univers. Je suis son enfant et son fils, et il est devenu ce que je suis et je suis devenu ce qu’il est : puisque tout ce qui vit dans l’immensité de l’Univers vit aussi spirituellement, c’est ainsi que je suis un avec lui et que je ne pourrais être sans lui. Il doit me substanter, me nourrir et me maintenir en ce qu’il me faut pour ma vie mortelle. Ainsi, Seigneur, tu m’as créé à ton Image et tu me donnes l’esprit : tu es en moi et je suis en Toi, et sans Toi je ne peux vivre un seul instant. Tout cela je le vois en Toi et Toi en moi, car tes Yeux sont mes yeux et ma connaissance est ta Connaissance, mes yeux voient ce que tu veux et non ce que je veux. Tu te connais et te vois à travers moi, c'est-à-dire à travers Toi, et de là ma béatitude. En vérité, c’est à ta Lumière que je vois la lumière !
            -- Quelque chose à rajouter, mon garçon, dit le grand-père après une pause, tout en se calant au fond de sa berceuse.
-- Peut-être la phrase d’Einstein que tu m’as dite l’autre jour, répondit-il dans un timide haussement d’épaule : « L’univers est la conscience de Dieu … »
-- Pourquoi pas..?
-- Comme quoi le spirituel et l’astrophysique ont peut-être plus de quoi en commun qu’on le pense !


samedi 7 janvier 2012

Le massacre des Innocents

    D’entrée de jeu, il m’apparaît opportun de préciser, avant d’aborder ce sujet, que l’Histoire, bien qu’elle accorde une grande place à Hérode et à son règne, ne fait pas mention de cette tuerie. La raison, semble-t-il, pourrait en être que le « massacre des Innocents » n’est qu’un exemple des crimes attribués à Hérode le Grand. Avant de voir de quoi il en retourne exactement, voyons ce qu’en dit l’évangéliste Matthieu.
« Après leur départ (les Mages), voici qu’un ange du Seigneur apparut à Joseph disant : “ Lève-toi, prends l’enfant et sa mère, fuis en Égypte et restes-y jusqu’à nouvel ordre. Car Hérode va chercher l’enfant pour le faire périr.” Joseph se leva, prit l’enfant et la mère durant la nuit et partit pour l’Égypte, et il y resta jusqu’à la mort d’Hérode, afin que s’accomplit la parole du Seigneur disant par la bouche du prophète : D’Égypte j’ai appelé mon fils. Alors Hérode, voyant qu’il avait été joué par les Mages, entra dans une violente colère et il envoya tuer tous les enfants de Bethléem et de son territoire entier, depuis l’âge de deux ans et au-dessus, selon le temps dont il s’était soigneusement informé auprès des Mages. Alors s’accomplit la parole du prophète Jérémie : Une voix a été entendue à Rama, des pleurs et des sanglots sans nombre : c’est Rachel qui pleure ses enfants et elle refuse d’être consolée, parce qu’ils ne sont plus. »
Ici, une autre précision s’impose : il s’agit d’enfants mâles âgés de deux ans au moins, c'est-à-dire tous ceux qui étaient nés aux alentours de Bethléem depuis la première apparition de l’« étoile ». Selon les estimations du nombre d’habitants vivant à Bethléem au I er siècle apr. J.-C., soit environs 2,000 personnes, on croit généralement qu’il y eut une vingtaine d’enfants de cet âge à être massacrés par Hérode, dans l’espoir de faire disparaître ce nouveau roi des Juifs dont les Mages étaient venus annoncer la naissance au roi vieillissant.
Voyons maintenant si Hérode était bien à la hauteur de cette réputation de tyran cruel qui le faisait désigner par les scribes pharisiens comme le « fléau de Dieu appelé pour punir les péchés du peuple. » Tout à la fois « juif, iduméen, romain et grec » par sa personnalité de caméléon, on sait qu’il fut un conquérant sans pitié et un tyran néanmoins plutôt bienveillant, bien qu’il se montra capable d’exécutions en masse et de meurtres parmi les plus cruels. Ainsi, dès les premiers jours de son règne, il écarta et fit exécuter de nombreux membres de l’opposition. En faisant supplicier notamment la plupart des membres du Sanhédrin- l’une de ses premières décisions-, il élimina du coup les chefs de familles très influentes. S’étant débarrassé de ce fait de ses ennemis au sein du Conseil national autorisé à régler les litiges religieux et civils, il y nomma ses fidèles à la place, pour en faire l’instrument de sa politique.
Le « massacre des Innocents » est tout à fait en accord avec ce que l’on connaît de son caractère cruel. Ainsi on sait que tyran ordonna, sur des rapports non fondés, l’exécution d’au moins cinq membres de sa famille, dont trois de ses fils, sans compter un grand nombre d’ennemis réels ou imaginaires, du fait qu’il avait déjà failli être la victime de plusieurs complots.
Hérode, à quelque soixante-cinq ans, était sérieusement malade, physiquement et mentalement. Soupçonneux, se laissant facilement convaincre par les ragots empoisonnés de sa cour, il voyait des ennemis partout. Obsédé par les intrigues de ses femmes et de ses enfants, il commençait à perdre le contrôle de son royaume. « Aucun de ceux qui sont assoiffés de mon sang ne m’échappera, dussé-je voir exécuter tous mes enfants », s’était-il écrié, fou de rage, lors du procès de son fils Antipater qu’il accusait d’avoir complété en vue de le faire empoisonner, devant le tribunal du gouverneur romain de Syrie.
Dans les derniers jours de sa vie, craignant que sa mort ne fût pas suffisamment pleurée, Hérode donnait encore à son royaume une bonne raison de le craindre par-dessus tout. Dans sa folie grandissante, il conviait les notable juifs de tout le territoire de Jérusalem et les faisait enfermer dans l’hippodrome. Puis, tyrannique jusqu’à son dernier souffle, il donnait l’ordre de les massacrer tous, après sa mort. Et il faisait de même avec Antipater, ordonnant à ses plus fidèles gardes du corps de le tuer, pour être bien certain qu’il ne lui survivrait pas. Informé de ce geste cruel plus tard, on rapporte que l’empereur Auguste aurait déclaré : « Mieux vaut être le porc d’Hérode que son fils ! »
Si toute cette série d’intrigues, de meurtres et d’exécutions dans la famille d’Hérode nous a été rapportée par l’Histoire, pourquoi n’en a-t-il pas été de même pour le « massacre des Innocents » survenu dans les derniers temps de vie du tyran ? Peut-être, en y réfléchissant de près, qu’on pourrait émettre une hypothèse sur la question. Combien de crimes sordides au cours de l’Histoire n’ont jamais été répertoriés dans les annales du règne de certains dirigeants particulièrement rapaces, pour raison d’État ? Des dizaines de milliers, sans aucun doute.
Tuer des opposants politiques, entendons-nous, n’entraîne pas les mêmes répercussions au plan moral que le massacre d’enfants innocents. Aussi pareil crime était-il susceptible de ternir à jamais l’image de la dynastie régnante des Hérode, et même entraîner sa condamnation par Rome, à l’instant où l’affaire serait venue aux oreilles de César. Dans pareil cas, l’Empereur aurait pu résilier le testament du tyran à sa mort, et priver ainsi ses héritiers, Archélaos, Hérode Antipas et Hérode Philippe de leur part d’héritage du royaume, avec tout ce que cela impliquait comme titres, honneurs et richesses, devant la tournure que l’affaire aurait pu prendre. À preuve, le personnage du roi Hérode vieillissant et son horrible stratagème pour protéger son trône n’ont-ils pas enflammé l’imagination de centaines de millions de chrétiens depuis deux mille ans ?
La pression sur Hérode aurait pu venir également du Haut clergé juif. En dénonçant publiquement ce crime monstrueux, par exemple, les chefs religieux auraient eu enfin l’occasion de prendre leur revanche pour tous les crimes que le despote avait perpétrés dans leurs rangs. Après tout, c’était des enfants juifs qui avaient été massacrés, et par un Iduméen irréligieux contesté depuis les tout débuts de son accession au trône, par l’élite religieuse de Jérusalem. Les Romains étaient très sensibles au fait d’immoler des enfants, et cela pour quelque raison que ce fût. N’avaient-ils pas mis fin, notamment, aux sacrifices sanglants des druides, lors de la conquête de la Gaule ?
Comme ne pas imaginer alors que cette tuerie ait pu être confiée à quelques exécutants des basses œuvres du vil despote, déguisés peut-être en brigands pour la circonstance et frappant de préférence de nuit pour kidnapper leurs jeunes victimes au lit dans un premier temps, puis les éliminer en douce par la suite, loin des regards indiscrets… Et qui sait, peut-être bien aussi d’une façon non sanglante, afin de provoquer le moins d’émoi possible au sein de la populace de Bethléem, une fois leur coup fait…
Quoi qu’il en soit, les héritiers d’Hérode avaient tout intérêt à ce que ce crime sordide demeure secret d’État et ne figure à nulle part dans les registres du Royaume. L’élimination physique de ce concurrent à leur trône leur garantissait le pouvoir, et ce aussi longtemps qu’ils continueraient à œuvrer pour se concilier les bonnes grâces de Rome. Bethléem étant peu de chose à l’échelle de la Palestine, on peut imaginer sans peine que l’affaire fût peu ébruitée. De ce fait, il n’y avait guère de chance dans le futur pour que cette tuerie remonte à la surface, et que le peuple en demande des comptes, devant la mort possible de l’enfant prédestiné dont les Mages avaient annoncé à leur arrivée à Jérusalem qu’il serait le roi des Juifs.
Comment expliquer alors que ce massacre sans doute ignoré de la majorité jusque là, ait pu être porté à l’attention des premiers chrétiens par Matthieu ? Matthieu, connu aussi le nom de Lévi par les évangélistes Marc et Luc, est ce publicain qui abandonna un jour son travail à Capharnaüm, en voyant passer Jésus qui lui dit : « Suis-moi ! » Et chose importante, on pense qu’il est bien l’auteur de l’évangile qui porte son nom.
Si tel est le cas, Matthieu côtoya donc Jésus pendant trois ans. Le Christ pourrait bien être de ce fait à l’origine de cette information sur les circonstances de ce massacre. Joseph et Marie, à leur retour d’Égypte, durent certes chercher à savoir s’il s’était passé des choses à Bethléem, après leur départ. Ne serait-ce que pour vérifier la pertinence de la mise en garde dont ils avaient été l’objet de la part de l’ange, lorsque celui-ci était venu les prévenir qu’Hérode avait décidé de faire mourir leur nouveau-né. Qu’ils eussent plus tard informé leur fils de cette tentative d’assassinat sur sa personne m’apparaît tout à fait pertinent.
Au cours de son ministère, l’Évangile nous raconte qu’à trois reprises au moins, on tenta de tuer Jésus, avant de le faire périr en croix. Le Christ était marqué du sceau de la mort dès sa naissance, parce qu’Il était appelé par le sacrifice de sa vie à la vaincre !
Pour conclure, les historiens pensent que Joseph a pu trouver du travail comme menuisier ou autre travail connexe, lors de son exil en Égypte. Et sa petite famille dut certes être bien accueillie dans cette terre d’asile, car au I er siècle après. J.-C, on estime qu’environ un million de Juifs y vivaient, participant avec succès à la vie économique de ce pays prospère. Après la mort d’Hérode le Grand, Joseph et sa famille rentrèrent chez eux en Galilée. Ils durent à leur retour traverser les austères déserts du Sinaï et du Néguev, mais ils évitèrent surtout de passer par la Judée, du fait qu’elle était aux mains de l’ambitieux fils du défunt tyran, Archélaos, ethnarque exilé en Gaule quelques années plus tard par l’Empereur Auguste, en raison de son règne décrit comme des plus tyranniques et des plus sanguinaires.