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mercredi 30 novembre 2011

Les écureuils, les corneilles, les manchots et les labbes...

            Par un beau matin de l’automne, alors que l’homme flânait, un café à la main, devant la fenêtre de la salle à manger de sa résidence, observant avec intérêt les allées et venues d’un gros écureuil gris à qui il venait de lancer une poignée d’arachides, son attention était attirée tout à coup par l’arrivée de l’un de ses congénère au pelage noir. Et alors qu’il y avait suffisamment d’arachides pour contenter les deux petits mammifères, immédiatement c’était la course folle entre le premier arrivé et le nouveau venu pour éconduire ce dernier, au lieu de se partager sagement les fruits de l’heureuse trouvaille. 
            Or, pendant que les belligérants se couraient après, délaissant par la force des choses leur précieuse découverte- l’hiver était aux portes et ces arachides étaient plus que la bienvenue avec l’arrivée de la saison froide-, une corneille perchée à leur verticale flairait immédiatement la bonne affaire. Et de sa voix criarde, elle lançait aussitôt un appel à ses pareilles de rappliquer à tire-d’aile. En un rien de temps, deux de ses piaillardes consoeurs étaient sur place, et le trio se lançait à la curée. Quand de guerre lasse le poursuivant choisissait d’abandonner sa folle poursuite entre les arbres du jardin pour s’occuper plutôt des fruits de sa découverte, ceux-ci s’étaient envolé avec les pillardes !
            Dans le même temps, à des milliers de kilomètres de là, en Géorgie du Sud, cette île accidentée de climat rude et très venteux, dépendance des Falkland, au Sud de l’océan Atlantique, deux femelles manchots qui se détestaient et qui avaient construit leur nid côte à côte en raison de l’exiguïté de la plage qu’elles partageaient avec des milliers de leurs congénères, se querellaient à grands coups de becs et à cris redoublés d’intimidation au milieu d’une promiscuité de ces oiseaux marins palmipèdes, à donner le vertige. La raison de leur querelle, c’était de simples petits cailloux que les deux femelles avaient patiemment rassemblés en un petit muret de protection autour de leurs nids respectifs posés à même le sol de la plage, afin d’empêcher les œufs qu’elles étaient à y couver de rouler en dehors du nid.
            Or, pendant que les deux querelleuses se disputaient ainsi à qui mieux mieux la possession de ces cailloux recherchés du fait des milliers d’autres manchots de l’île qui les convoitaient pour le même usage, les deux ennemies, occupées qu’elles étaient chacune de leur côté à dérober les pierres de l’autre à l’instant où l’une d’entre elles s’absentait pour aller se ravitailler, ne portaient pas suffisamment attention aux manœuvres de deux labbes qui rodaient autour de leurs nids. Puissants voiliers des latitudes polaires, ces oiseaux de mer chapardeurs n’appréciaient rien autant que les œufs de manchots pour agrémenter leur menu quotidien.   
Travaillant en équipe, pendant que l’un des pillards faisait diversion avec une première femelle manchot, la harcelant sans cesse pour la distraire de sa tâche de couvaison, ce alors qu’elle était déjà fort occupée dans le même temps à se quereller avec sa voisine, le second labbe, effronté et opportuniste à souhait, profitait d’un instant d’inattention de la belliqueuse pour plonger son bec sous elle, et lui dérober le premier œuf à sa portée.
En raison de leur incapacité à mettre fin à leurs querelles stériles pour faire corps contre l’ennemi commun, ce alors que la nature les avait pourvues de becs redoutables pour se défendre, les deux voisines chicanières se faisaient tour à tour dépouiller d’un œuf de leur précieuse couvée. Deux œufs qui ne viendraient jamais à éclosion pour assurer la précieuse descendance toujours compromise de ces manchots des régions arctiques inhospitalières, du fait même de l’extrême rudesse du climat.
Deux épisodes d’une grande banalité à l’échelle de ce monde animalier où les espèces sont sans cesse en lutte pour leur survie, mais qui peuvent donner à réfléchir si on les transpose au plan humain. Qui parmi nous ne connaît pas une famille dont les enfants ne se pas sont ligués les uns contre les autres, à l’exemple de ces animaux stupides, pour des querelles d’héritage ou autres du genre, jusqu’à se retrouver dépouillés parfois jusqu’au dernier sous en frais juridiques de toutes sortes, pour avoir refusé un juste partage lors d’un  legs familial contesté, s’être laissés aveugler par le mécontentement et la convoitise, plutôt que de sagement choisir l’équité comme guide de leurs actes?
Combien de peuples en ce monde sont déchirés par des luttes fratricides qui les conduisent tout droit à la ruine, par refus de se répartir avec droiture et justice les richesses de leur pays, tout cela pendant que les rapaces de tout acabit les dépouillent allégrement par derrière ? Ne serait-il pas plus sage pour ces hommes aveugles de partager en frères le fruit de ces richesses, plutôt que de s’entretuer bêtement pour leur conquête et leur appropriation par violence ?  
Il n’est pas donné à tout le monde, malheureusement, d’avoir à la fois la rectitude du jugement et la rectitude morale. Mais ces hommes qui sont à la fois droits et rigoureux intellectuellement et moralement sont le sel de cette Terre. Bienheureux celui qui a appris à tarir au fond de son âme la source de l’aigreur et de l’emportement, et qui est au-dessus du calcul sordide. Établi alors dans une sagesse inaltérable qui lui gagne les cœurs, il sera protégé de la folie de la cupidité mesquine qui chez les autres a remplacé la raison. 

« La raison habite rarement les âmes communes et bien plus rarement encore les hommes d’esprit », écrivait France. Mais heureusement cependant, elle habite les hommes de cœur, les hommes d’équité… Je rêve d’un monde où de tels hommes seraient légions. Et je rêve que leur droiture et leur sens de l’équité en viennent à contaminer la Terre tout entière. Que pourraient alors les « corneilles » et les « labbes » de ce monde contre des hommes unis dans l’entraide, la fraternité et la concorde, et dénués de toute forme de rapacité les uns envers les autres ?

samedi 26 novembre 2011

Le phare

               
         Nul ne savait exactement quand ce phare était apparu au sommet de son promontoire rocheux, parmi les brisants d’une côte décapée jusqu’au granit par les humeurs mauvaises d’une mer soufflant en tempête pour ainsi dire depuis toujours. Aussi loin que l’on pouvait remonter dans le temps, ce phare avait toujours été là à défier la fureur du grand large, pour ainsi dire à la limite extrême du monde. Nuit et jour, voilé des embruns des furieuses rafales d’un vent mouillé imprégné des relents du varech flottant, ce phare montait la garde au sein des récifs et des hauts fonds d’une côte truffée d’écueils mortels.  
            De mémoire d’homme, personne ne se souvenait d’avoir jamais vu autre chose qu’un vent de tourmente dans les parages de ce phare éternellement battu d’un ressac lugubre et hurlant qui couronnait parfois jusqu’à hauteur de ses feux. Aussi, de jour comme de nuit, alors que la mer déchaînée s’acharnait-elle inlassablement contre cette haute tour auréolée de lumière, navires et voyageurs savaient qu’ils pouvaient compter sur la présence rassurante de cette sentinelle indéfectible qui veillait de son faisceau lumineux à les conduire à bon port.
            Ce phare, ne pourrait-on pas le comparer à l’Église qui depuis des siècles guide ses fils et ses filles de ses lumières, dans la tourmente? Oh ! bien sûr, à certaines époques, ce flambeau qui éclaire notre monde s’est fait moins perceptible, lors d’orages particulièrement menaçants qui ont fortement obscurci le rayonnement de sa présence rassurante. Des gardiens du phare n’ont peut-être pas toujours veillé avec la même vigilance à ce que sa lumière brille du même éclat que celui de sa flamme d’origine.
            Malgré cela, ne sont-ce pas ces successions de personnes au sein de l’Église qui avec une originalité et une vitalité sans cesse renouvelées mettent tout en œuvre depuis dix-sept siècles pour entretenir bien vivant le flambeau du fabuleux héritage légué au monde par le Sermon sur la Montagne? Que serait devenu le rayonnement de ce phare dans ce monde troublé où tout y est perpétuellement remis en cause, sans l’apport  précieux de ces êtres de réflexions, d’argumentations et d’expériences ? L’institution deux fois millénaire de l’Église aurait-elle encore un ascendant sur les hommes de toutes cultures et de toutes nations, elle qui n’a jamais été épargnée des revendications et protestations de ceux-là mêmes qui bénéficient le plus de ses lumières ?
Ne peut-on pas conclure, en cette ère de communication universelle qui est la nôtre, que l’Église, du fait qu’elle est scrutée à la loupe dans les moindres de ses actions et soumise à la critique légitime de ses propres fils, est plus vivante que jamais, malgré la défection de ceux de ses nombreux fidèles dont la foi attiédie leur a fait quitter le navire sur la pointe des pieds, au cours des dernières décennies ?
Je laisse ici la parole à l’essayiste Jean-Claude Guillebaud qui affirme avec force sa confiance en l’Église, dans un ouvrage que tout chrétien se devrait de lire : « Lettres aux catholiques troublés ».
« À côté d’un christianisme de la puissance et de l’institution, il y a toujours eu un christianisme de la protestation, lequel n’épargnera jamais l’institution elle-même. Or, c’est pourtant de l’Église que les protestataires étaient les enfants, c’est d’elle qu’ils procédaient. […] La parole vive, celle qui entretient le feu évangélique, a le plus souvent circulé dans les marges de l’Église, quand ce n’est pas en réaction contre le conservatisme  ou la sclérose de cette dernière. Ce sont les protestataires et les mystiques qui ont transmis le feu de la Parole. […] C’est au sein de l’Église, et par elle, qu’ils avaient accédé à la parole évangélique. […] L’extraordinaire longévité du christianisme trouve là son origine : une institution périodiquement réveillée par ses propres dissidents. Sans la protestation venue des marges, le message se serait affadi ou même éteint. Mais sans l’Église, il n’aurait pas été transmis. Dissidence et institution sont comme l’avers et le revers d’une même vérité en mouvement. »
Nous aurons toujours besoin des feux de ce phare pour nous aider à reconnaître notre route et trouver la paix dans ce monde obscurci où tant d’hommes errent sans but leur vie durant, sautillant et batifolant d’une croyance à une autre, dans leur quête désespérée de trouver un sens à leur existence. Si certains d’entre nous croient orgueilleusement qu’ils peuvent conduire leur barque sans l’aide de cette lumière au milieu des écueils de toutes sortes qui jalonnent nos vies, je ne suis pas de ceux-là.
L’homme qui a jeté les assises de ce phare, il y a deux mille ans, a payé de sa vie pour que sa lumière soit diffusée à l’échelle de notre monde. Et au cours du dernier siècle seulement, un million d’hommes ont été sacrifiés à leur tour sur l’autel de l’intolérance, pour avoir mis tout en œuvre pour que la flamme très pure de ce phare continue sa percée dans le labyrinthe de nos consciences ténébreuses ! 
   

dimanche 20 novembre 2011

L’homme qui criait au désert

 
         Il y a de cela fort longtemps, un fils de roi, accompagné de ses écuyers et de toute une escorte de soldats en armes, s’était mis en route de bon matin à destination d’un lointain village de montagne, pour une expédition punitive de grande envergure. À ses dires, cette opération ferait date dans l’histoire du royaume.
Quelques semaines plus tôt, un héraut dont les fonctions étaient de transmettre au peuple les messages et proclamations émanant du trône, s’était vu souillé d’excréments en annonçant aux habitants du village ciblé, qu’un impôt supplémentaire serait désormais prélevé sur les ventes des produits de leurs champs. On était alors au milieu de l’automne, et l’héritier en titre de la couronne comptait incendier le village au grand complet, en guise de représailles. Tous ceux parmi ses habitants qui n’arriveraient pas à se relever de leurs cendres avant la venue de l’hiver seraient condamnés à trouver refuge ailleurs, ou à périr de froid. Tel était le châtiment qui attendait les pauvres gens de ce hameau rebelle.
Sur l’heure du midi de ce même jour, histoire de se restaurer et de prendre un peu de repos, la troupe en armes avait choisi de faire halte à la hauteur d’une vaste auberge plantée en bordure de la route. Comme la région était désertique, seuls les voyageurs de passage fréquentaient ce lieu du bout du monde aménagé à la manière d’un caravansérail.
Alors que le prince descendait de cheval, son attention était attirée tout à coup par une espèce d’exalté planté seul au bord du chemin, à quelques pas de l’auberge, et qui était à haranguer avec une éloquence frénétique les soldats de l’avant-garde de sa force punitive, arrivés quelques instants plus tôt. Hirsute à souhait avec sa tête rousse ébouriffée mangée de barbe, vêtu d’une pauvre défroque rappelant celle d’un moine et s’appuyant sur un bâton de pèlerin qu’il brandissait en tous sens dans l’emportement de son propos, l’ermite au désert incitait ses auditeurs au pardon pour les offenses qui leur étaient faites.
Tenaillé par la faim, c’est à peine si le prince prêtait attention à l’énergumène. Amusé plus qu’autre chose par son discours moralisateur dans un endroit aussi désert, il demandait à l’un de ses adjoints de lui faire l’obole d’une piécette, puis s’engouffrait dans l’auberge à la tête de sa troupe sans plus tarder.
Un peu plus tard en après-midi, alors que cette pause avait regaillardi tout le monde, comme le prince s’apprêtait à remonter à cheval, son attention était de nouveau attirée, à sa sortie de l’auberge, par ce singulier anachorète qui, tout le temps du repas, n’avait jamais cessé de crier au désert. Ses seuls auditeurs, en effet, semblaient être les buissons d’épineux que cravachait un mauvais vent de sable soufflant en bourrasques.
Prêtant l’oreille un instant à la violence de ses diatribes, lesquelles tournaient sans cesse autour du thème de l’indulgence pour les fautes de l’offenseur, piqué de curiosité soudainement par le singulier discours de l’exalté en un lieu aussi peu fréquenté, le prince s’attardait un moment sur les lieux de sa prédication.
-- Les mots les plus grands à jamais avoir été mis dans la bouche de l’homme par son Créateur sont : « Je te pardonne » ! répétait inlassablement l’ermite sur tous les tons.
À ses dires, il fallait tenir toute offense pour non avenue, ne pas en garder de ressentiment, renoncer à en tirer vengeance, à l’exemple du Christ qui avait pardonné à ses bourreaux, en mourant sur la croix. Le pardon libérait l’esprit de l’offensé, lui apportait la réconciliation avec lui-même, l’établissait dans la paix avec Dieu. Personne ne pouvait requérir le pardon pour ses fautes et le refuser dans le même temps à son semblable. Le pardon ouvrait les portes du Ciel. Son refus, les fermait. La mesure dont on usait envers les autres était la même dont le Ciel se servait à notre égard. Et la récompense serait grande pour l’homme miséricordieux, au jour de sa mort, car à son tour il trouverait miséricorde auprès de son Créateur, alors que l’homme immiséricordieux se condamnait à vivre sur le penchant de sa ruine jusqu’au terme de sa vie.
Subjugué par les propos de l’ermite qui déclarait encore que la haine et la vengeance avaient causé la perte de royaumes entiers au cours des siècles, le prince était demeuré sur place un bon moment à écouter sans mot dire ce discours moralisateur. Si bien que ses écuyers avaient dû le rappeler à l’ordre, après un certain temps. La troupe avait encore deux bonnes heures de route devant elle avant d’atteindre le village. Le temps de rassembler tout le monde une fois sur place pour leur lire l’acte de condamnation, puis de tout incendier des habitations du hameau, avec les risques d’échauffourées et de désordre qui pouvaient s’en suivre, l’expédition ne serait pas de retour avant le milieu de la nuit, si on ne se remettait pas en marche rapidement. Quelque peu songeur après ce qu’il venait d’entendre, le prince s’était rangé à l’avis de ses conseillers, et la troupe en armes s’était remise en selle sans plus tarder en vue de poursuivre son expédition vengeresse.
Le lendemain matin, au réveil, alors que l’entourage du trône s’était empressé d’aller aux nouvelles, la troupe n’étant rentrée de son action punitive qu’aux aurores, le premier écuyer du prince s’était présenté au rapport devant la cour, le dauphin se disant trop indisposé par la fatigue de ce long voyage pour livrer ce compte rendu lui-même.
 Alors que tous s’attendaient à une véritable razzia, en raison des propos incendiaires que le prince avait tenu sur le sort qu’il réservait aux habitants du hameau rebelle, l’écuyer affirmait que l’opération avait pris une tout autre tournure à l’entrée de la troupe dans le hameau dissident. Et, en quelques mots, il résumait à la cour la façon dont les choses s’étaient déroulées :
-- Son excellence a rassemblé tout le monde, hommes, femmes, enfants devant le parvis de l’église. Et là, soudainement, contre toute attente, au lieu d’annoncer les mesures de représailles pour lesquelles on avait parcouru tout ce long chemin, les seuls mots qu’il trouva à prononcer furent ces étranges paroles de mansuétude: « Vous vous êtes égarés en posant ce geste malheureux à l’endroit de notre héraut, mais vous êtes pardonnés ! »
L’affaire s’ébruitant rapidement de bouche à oreille à la grandeur du royaume,  tant pareil pardon n’entrait pas dans les façons de faire des princes régnants avec les cas de rébellion de leurs sujets, au crépuscule de ce jour, le père abbé d’une importante communauté monacale du pays en apprenait tous les détails par la bouche même de l’un des participants de l’opération avortée. Aux dires de ce gentilhomme, ce revirement imprévisible du prince était le fait d’un exalté croisé en cours de route. Un prêcheur itinérant planté au bord du chemin et qui appelait les hommes au pardon pour les fautes de leurs offenseurs. Il était certain qu’à venir jusqu’à ce jour, seules les plaintes du vent avaient dû répondre aux exhortations de cet ermite, car l’homme prêchait dans un lieu désertique, devant un auditoire invisible.   
-- Parfois celui qui croit crier au désert, tant ses propos ne semblent pas trouver d’écho, a plus d’audience qu’il ne le pense, commentait le père abbé avec une petite flamme secrète dans le fond de sa prunelle de jais. Sa voix peut porter plus loin qu’il ne le croit…Une seule oreille à l’écoute peut faire la différence pour changer bien des choses…N’en avez-vous pas eu la preuve hier..?
Puis, un sourire énigmatique au bord des lèvres, il ajoutait: 
-- Nul ne sait où souffle l’Esprit. Ses voies sont insondables…Mais j’aime croire que parfois il emprunte la voix de l’homme pour se propager…Et cela même si cet homme pense crier au désert !

lundi 14 novembre 2011

L’indifférence

   
       -- Aie, écoute ça, chérie, c’est dans le journal d’aujourd’hui... Un article sur l’indifférence des gens devant le malheur des autres, dit l’homme à sa conjointe, en pointant de l’index un entrefilet du quotidien qu’il tenait en main. Ils disent dans l’article en question, qu’un des pires cas de non-assistance à personne en danger a été répertorié aux Etats-Unis en 2008, à Hartford, la capitale du Connecticut, une ville de 120 000 habitants… Le cas dont ils parlent a été entièrement capté en images par une caméra témoin…Ça dure une minute demie, mais les images sont tellement incroyables apparemment, que quand tu regardes la vidéo, le temps semble s’éterniser…
-- Ah ! oui ? Raconte, ça m’intéresse…
-- La victime, c’est un ouvrier retraité, un septuagénaire… Au début, on le voit en train de traverser la rue… Et là, tout d’un coup, avant même d’atteindre le milieu de la chaussée, une artère à quatre voies, il est fauché net comme une simple marionnette par deux voitures qui franchissent la double ligne jaune centrale pour dépasser un autre véhicule, avant de prendre la fuite à toute vitesse dans une rue adjacente…Te rends-tu compte, ils ont heurté de plein fouet ce pauvre homme, l’un après l’autre, sans jamais s’arrêter..! À moitié mort au beau milieu de la rue, avec personne autour pour s’en occuper..! Il venait juste de s’acheter un litre de lait, le pauvre diable…
--   Disent-ils s’il y avait des témoins?
-- Mais oui, il y en avait… Des piétons étaient là, et ils avaient tout vu de l’accident et du délit de fuite… Dans la vidéo, on les voit apparemment qui restent là pendant de longues secondes sans rien faire pour porter secours à la pauvre victime, ni même essayer d’arrêter le trafic…Pendant ce temps-là, neuf voitures continuent de passer autour du corps inanimé en l’ignorant complètement… La palme de l’indifférence revient à un motocycliste…Curieux, il s’arrête, et là il fait le tour de la victime avec sa moto tranquillement, avant de repartir comme si de rien n’était… C’est pas assez révoltant, non..?
-- Et l’homme, il a survécu  finalement ?
-- Oui, mais paralysé, apparemment… Je me demande dans quel monde on vit… Quand Dieu a donné la compassion à l’homme, pour moi il y en a qui étaient ailleurs!
-- Tu devais être de ceux là, certain ! rétorque la femme sur un ton sarcastique.
-- Qu’est-ce que tu veux dire ? reprend le mari, subitement mis sur la défensive.
-- Quand on revenait du chalet, il y a quinze ans de cela environ, à l’intersection du Parc national, la voiture qui venait juste de capoter dans le fossé avec la femme et sa fille coincées à l’intérieur toutes les deux, la tête en bas… J’espère au moins que tu t’en souviens..? Une familiale venait juste de s’immobiliser sur les lieux pour leur porter secours… Un père et son fils, un jeune ado... Tous les deux étendus à plat ventre dans le fossé, la moitié du corps à l’intérieur de la voiture renversée à se démener comme des forcenés pour essayer de sortir de là les deux pauvres femmes coincés derrière leurs sièges… T’avais même pris le temps de t’arrêter à leur hauteur, un instant, pour les regarder faire, mais sans jamais débarquer pour leur apporter ton aide…
-- Pour une raison bien simple, c’est que je leur aurais nui plus qu’autre chose si j’étais descendu…  Avec les deux femmes coincées à l’intérieur, ça faisait déjà quatre personnes dans l’auto.
-- La belle excuse..! T’avais tous tes outils de travail avec toi, dans le coffre… Et les deux pauvres gars forçaient comme des débiles pour essayer de démonter les sièges, avec juste leur bonne volonté pour leur venir en aide… Tu vas pas essayer de me faire croire toujours, avec ta carrure d’épaules et tout ce que tu avais à ta disposition pour les aider que ça n’aurait pas fait une différence, si t’avais décidé de t’en mêler..? Et ça pressait joliment, parce qu’il y avait une fuite d’essence, en plus…
-- C’est justement, c’était pas le temps de risquer de provoquer une étincelle en utilisant n’importe quoi n’importe comment, pour les sortir de là. C’aurait pu tout faire sauter !
-- T’avais même pas daigné seulement faire demi-tour pour revenir au village et téléphoner à la police pour demander de l’aide..! Ça t’aurait pris dix minutes !
 -- On était déjà en retard et j’avais deux heures de route à me taper avant d’arriver à la maison.
-- L’année passée, dans le rang St Alphonse, quand on revenait de chez mon frère Paulo, et qu’on est tombés face à face avec les deux voleurs en train de dévaliser un chalet, t’as continué ton chemin comme si de rien n’était, comme si tu ne les avais jamais vus. Tu préférais détourner les yeux, plutôt que d’intervenir..! T’as jamais même voulu prévenir la police… T’avais juste à faire le 911sur ton cellulaire..! Mais non, tu voulais pas avoir d’ennuis, des fois que t’aurais pu être interrogé sur ce que tu avais vu… Ce n’était pas de tes affaires, que tu disais !
 -- Et je le maintiens encore. C’aurait pu me coûter une journée de travail, si j’avais été convoqué pour faire une déposition à la police… Les affaires des autres, je m’en mêle pas !
-- Comme pour la famine en Éthiopie, hein ? Ça faisait juste six mois qu’on était mariés à l’époque, et c’est là que j’avais vu que  les affaires des autres, c’est le cas de le dire que tu t’en mêles pas..! Tous ces pauvres malheureux couverts de mouches, avec leurs grands yeux résignés et qui ne se plaignaient même pas, alors qu’ils mouraient de faim par milliers à tous les jours… Tous ces pauvres enfants squelettiques aux ventres gonflés comme des outres pendus au sein de leur mère, et qui n’avaient même plus la force seulement de pleurer, tant ils étaient affaiblis par le manque de nourriture… Des images insupportables qui avaient fait le tour de toutes les télévisions du monde… C’était tellement effrayant à voir que j’en avais pas dormi de la nuit..! Pas toi, parce qu’au bout de deux minutes, t’avais préféré aller te coucher, plutôt que de continuer à regarder le reportage.
-- Je suis trop sensible pour voir des images pareilles. Surtout quand je sais qu’on peut rien y faire.
-- Ah ! oui, rien y faire ? Quand je t’ai parlé d’envoyer de l’argent en Éthiopie, afin d’essayer d’aider un peu ces pauvres miséreux, tout de suite tu t’es braqué… Fallait pas faire ça, parce que c’était pas sûr que l’argent allait se rendre à destination…C’était pas de nos affaires que tu disais, comme toujours… Aie, l’aide était acheminée via la Croix Rouge Internationale..! Heureusement que les bénévoles et les donateurs qui la supportent dans ses actions humanitaires n’ont pas peur de s’impliquer, eux autres,  pas peur de se mêler des affaires des autres !
-- Bon, mais tu vas m’excuser, mais il faut que j’aille sortir mes poubelles et le bac de récupération pour la collecte de demain, interrompit l’homme, tout en se levant précipitamment de son fauteuil, trop heureux de fuir cette discussion qui commençait à sentir un peu trop le roussi pour lui.
-- C’est ça, fais donc cela..! Einstein avait bien raison, quand il disait que « le monde ne sera pas détruit par ceux qui font le mal, mais par ceux qui les regardent sans rien faire! » 
Et sarcastique, la femme ajouta :
-- Et tous ceux qui disent que les affaires des autres, ce ne sont pas de leurs affaires ! 

mercredi 9 novembre 2011

La chatte

  
         C’était à dessein que l’homme avait choisi de venir s’installer dans cette maison sise en bordure d’un lac peu fréquenté. En raison de l’isolement des lieux, il avait appris que ses habitants n’entretenaient guère de relations de bon voisinage. Et comme il était d’un naturel peu communicatif, préférant de loin la solitude des endroits sauvages à la promiscuité des villes, il avait ressenti un véritable coup de cœur pour cet endroit situé en pleine forêt, ce dès l’instant où le vendeur lui en avait fait visiter les lieux.
            Mais après deux ans d’une vie de réclusion dans ce lieu retiré où ses seuls contacts avec son voisinage tenaient à quelques salutations par ci par là lors de visites au village le plus proche, ceci afin d’y reconstituer ses stocks de provisions de bouche, l’homme avait fini par sombrer dans un état dépressif morbide. Croyant à tort n’être aimé de qui que ce soit en ce bas monde, il était arrivé à la conclusion que sa vie n’avait de valeur pour personne. Aussi, avait-il pris la décision de s’enlever la vie et de disparaître sans laisser de trace.
            Au jour fixé pour mettre fin à ses jours, il avait prévu de marcher loin en forêt, en quête d’un endroit isolé et peu accessible, et là de s’y faire sauter la cervelle avec son fusil de chasse, à la façon dont Hemingway avait procédé pour se donner la mort. Comme on était à l’automne tard, que la première neige n’allait pas tarder et que personne ne se souciait jamais de prendre de ses nouvelles ou de savoir ce qu’il devenait, il était certain que sa mort passerait inaperçue, et que son corps ne serait sans doute jamais retrouvé. Ou, au mieux, tard au printemps suivant, au dégel, si d’ici ce temps-là sa dépouille n’avait pas servi de festin aux charognards. 
            Quelques jours plus tard, par un matin froid et maussade, l’homme se levait avec la ferme décision de passer à l’acte. C’était aujourd’hui ou jamais. Armé de son fusil et vêtu chaudement en prévision de la bonne marche en forêt qui l’attendait, il ne prenait même pas la peine de verrouiller derrière lui. Enfermé dans ses sombres pensées, son dernier regard, en quittant sa maison, était pour un rustique crucifix accroché au mur et confectionné à partir d’écorce de bouleau par un artisan amérindien de la région. « Si tu existes, à toi de jouer maintenant, marmonnait-il entre ses dents. Moi, j’abandonne la partie ! »
Comme il posait le pied à l’extérieur sur le balcon adjacent à sa véranda, un pauvre chat tigré tout maigrichon et aux grands yeux tristes blotti au haut de l’escalier se relevait en hâte en l’apercevant, prêt à déguerpir au premier geste hostile à son égard. Mais loin de vouloir du mal à son mystérieux visiteur, bien au contraire, l’homme venait s’accroupir à sa hauteur pour lui prodiguer des mots d’apaisement. Jamais il n’avait vu de chat dans son voisinage. Et pour cause, le premier voisin était à plus de trois kilomètres de là. D’où cette misérable bête surgie de nulle part pouvait-elle bien sortir, il n’en savait fichtre rien.
Devinant à sa maigreur que l’animal devait être sous-alimenté, l’homme abandonnait son fusil contre un mur de sa maison et retournait à l’intérieur afin de dénicher une boîte de sardines et un plat d’eau pour son hôte inattendu. De fait, le pauvre chat était si affamé qu’il avalait les morceaux de son poisson avidement, sans même mâcher. Puis, faisant descendre son festin d’une grande lampée d’eau fraîche, sans plus insister, l’animal dévalait l’escalier et disparaissait rapidement à travers bois.
Intrigué par son étrange petit visiteur à poil, l’homme en déduisait que suite à cette marque d’attention de sa part, ce chat errant n’allait certes pas manquer de revenir quémander sa pitance, et même peut-être vouloir s’installer à demeure chez lui, avec la neige qui était maintenant aux portes. Et amusé plus qu’irrité de la chose, il remettait à plus tard l’exécution de ses sombres desseins pour plutôt sauter dans son camion et filer droit au village le plus proche, afin d’y faire provision de nourriture à chats pour son petit visiteur.
Une heure plus tard, alors que l’homme était de retour avec ses achats, il avait la surprise, en posant le pied sur son balcon, d’y découvrir un misérable chaton roux tout ébouriffé abandonné devant le palier de sa porte. Âgé à peine de quatre semaines et commençant tout juste à marcher, le pauvre esseulé miaulait à fendre l’âme, appelant sa mère à la rescousse. Tout était clair à présent pour l’homme : le félin tigré qu’il avait nourri une heure plus tôt était en fait une féline. Et elle réclamait maintenant la même attention pour son rejeton.
De nature sensible, l’homme s’était empressé d’apporter en peu de soutien au nouvel arrivant en lui servant lait et pâtée. Mais alors que toute son attention était concentrée sur l’adorable petit félin, il avait encore la surprise soudainement de voir ressurgir entre les arbres de la forêt son étonnante visiteuse du matin, tenant délicatement dans sa gueule un autre chaton à la livrée tigrée identique à la sienne. Grimpant prestement l’escalier conduisant au balcon, la chatte venait déposer le minet près du précédent, poussait un long miaulement plaintif à l’endroit du maître des lieux, comme pour lui signifier de prendre soin de sa progéniture, puis repartait sans plus tarder par le même chemin qu’elle était venue.
Moins d’une heure plus tard, alors que les deux chatons abandonnés sur place avaient été gavés, câliné et dorlotés mieux que leur mère aurait pu le faire elle-même, la chatte réapparaissait avec un troisième petit félin au pelage gris souris dans sa gueule.  Plus fragile que les deux autres, un œil complètement fermé et collé par des sécrétions, c’était à peine s’il pouvait tenir sur ses pattes. Visiblement c’était le dernier rejeton de sa portée, et elle l’avait déménagé en dernier lieu afin de ne pas le perdre de vue, une fois son transport à domicile terminé, ceci afin de mieux lui prodiguer toute son attention dans son nouveau gîte.
Quelques mois plus tard, alors que l’hiver était bien installé et qu’une épaisse couche de neige avait tout enseveli sous son blanc linceul, autant notre homme s’était senti démoralisé aux derniers jours de l’automne précédent, au point d’être venu bien près de commettre l’irréparable, autant maintenant il était heureux et serein avec cette famille à poil qu’il avait généreusement choisie de prendre sous son toit. Il avait à présent une raison de vivre. Et ces quatre petits félins lui rendaient bien ses bontés à leur endroit, égayant sa maison un peu à la manière d’une marmaille grouillant du matin au soir.
Assis confortablement en face d’un bon feu de foyer avec la chatte endormie sur ses genoux et les chatons s’amusant à courir en tout sens autour de sa berceuse ancestrale, l’homme s’attardait un long moment à détailler le Christ en croix dont il avait imploré l’aide, alors qu’il s’apprêtait à mettre fin à ses jours.
-- Tu as bien joué ta partie, lui dit-il à la fin à haute et intelligible voix. Je ne me risquerais pas à jouer contre toi… Tu es beaucoup trop malin !
Et il éclata d’un grand rire sonore qui eut pour effet de faire sursauter les quatre petits félidés de sa famille d’adoption.

vendredi 4 novembre 2011

Le choc du présent

         L’homme ignorait tout des critères et références qui avaient pu jouer en sa faveur. Mais, un bon matin, une équipe de prestigieux savants de notre monde avait débarqué chez lui afin de lui annoncer qu’il avait été sélectionné parmi des millions de ses semblables pour participer  à une expérience unique.
            Si le cœur lui en disait bien sûr, car sa participation serait sur une base totalement volontaire. Une expérience qui ferait date dans les annales de la science, l’assurait-on, et totalement sans danger pour sa personne. S’il acceptait de s’y prêter, l’homme serait pour ainsi dire transporté en esprit dans un monde virtuel auquel il aurait totalement l’impression d’appartenir, partageant dans son intégralité le quotidien des êtres qui y évoluaient. La seule différence avec la réalité de tous les jours, c’est que l’expérience se déroulerait en accéléré.
Le but de l’exercice était de vérifier les limites d’endurance du cobaye au stress vécu par les individus vivant au cœur de ce monde.  Dès l’instant où le malaise de notre homme deviendrait trop grand, il aurait la possibilité de tout stopper par une simple pression du doigt sur un bouton d’arrêt.
            L’homme ayant donné son aval à l’expérience proposée, au jour dit on l’enferme donc dans une espèce de cabine futuriste avec tout un gréement d’électrodes branchées sur la tête, et un casque spatial enfoncé sur le crâne conçu pour reconstituer dans sa totalité et en 3 D le champ de la vision humaine, le tout accompagné d’une bande sonore reproduisant les bruits propres aux choses de ce monde virtuel.  
            Tout ayant été réglé au quart de poil, à un signal donné, l’expérience démarre. En un instant l’homme se retrouve au cœur d’un univers effrayant où tout le monde s’agite en tout sens autour de lui, parle au téléphone, regarde la télé, tape sur son ordi personnel, envoie et reçoit des textos, coure en écoutant son IPod et en regardant les nouvelles sur son IPad. En un instant, l’homme a l’impression d’être comme étranger à lui-même, de vivre à l’extérieur de son corps, comme déconnecté de son essence propre.
Les images se déroulent à une vitesse folle devant son champ périphérique. Chacun ne vit que pour soi, que pour le culte de son image, que pour se faire admirer. Chacun est centré sur lui-même, enfermé dans son monde, indifférent à l’autre. Pas un instant de répit dans la journée pour personne. La course du matin au soir. Tout le monde court, mais personne ne sait pourquoi ni ne sait en quelle direction. Toujours sollicité, toujours connecté, toujours le bouton enfoncé à « on ».
Téléphone portable branché sur l’oreille du lever au coucher, chacun chasse des rêves, des fantômes, des riens. Chacun poursuit des mirages et se consume à les saisir. Chacun vit dans la crainte du lendemain, avec la peur de tout perdre, la peur d’avoir peur, affolé à la moindre mauvaise nouvelle touchant sa sécurité ou ses avoirs.
Internet est le nouveau dieu de tous, « Facebook » et « Twitter » ses grand prêtres. Chacun y gobe sa dose quotidienne de pollution mentale. Chacun est branché à tous les réseaux, mais complètement déconnecté de lui-même. Chacun se targue d’être renseigné sur tout, mais nullement instruit de l’essentiel. Chacun vit avec le disque dur célébral saturé de données inutiles, surchargé de jingles, de slogans, de pourriels et d’informations débilitantes. Chacun vit avec l’imaginaire si englué de toute cette merde médiatique, que le cerveau n’arrive plus vraiment à distinguer le réel de l’irréel, l’essentiel de l’inutile.  
Chacun ne vit que pour le néant des honneurs, des biens matériels et des plaisirs futiles. Chacun vit sur le penchant de sa ruine, tisserand de toiles d’araignées, gobe-mouches, constructeur de châteaux de cartes. Chacun vit les mains vides, sa route encombrée de toutes les formes de possession de l’inutile, ignorant des vrais biens. Chacun vit crevé, fatigué, déprimé, stressé, carburant aux anti-dépresseurs, aux drogues, à l’alcool, pour arriver à suivre le rythme. Et cela ne s’arrête jamais, croissant selon une courbe exponentielle affolante.
Après quelques minutes de cette sarabande infernale, l’homme n’en peut plus.  Il a l’impression que le monde dans lequel il vient d’être incorporé est en train de le bouffer littéralement, d’avaler jusqu’à son âme. Par pur réflexe de survie, il enfonce le bouton d’arrêt, mettant ainsi fin séance tenante à l’expérience en cours. Quand on vient le débrancher, l’homme prend conscience qu’il est trempé de la tête aux pieds et qu’il est épuisé comme s’il n’avait pas dormi depuis des jours.
-- Félicitation, lui dit-on, vous avez tenu quatorze minutes et cinquante-huit secondes. C’est mieux que ce que l’on espérait…Vous êtes épuisé, et c’est normal. C’est une expérience des plus stressantes. Qu’en pensez-vous ?
-- J’ai l’impression que je viens de revivre ma vie en raccourci ! répond le cobaye, laconique, les traits défaits, l’œil agrandi par l’état de déséquilibre mental dans lequel il vient d’être plongé.  
-- Croyez-vous que pareille expérience pourrait être utile aux autres ?
-- Chacun verrait sa vie défiler devant ses yeux ! ajoute l’homme sans plus, se refusant à tout autre commentaire.
Quelques mois plus tard, un mystérieux poster apparaissait un bon matin sur les murs d’une petite ville. Seul notre homme en connaissait la provenance, puisque c’était  lui qui l’avait placardé au cours de la nuit précédente, ayant même placé commande de centaines de ses copies auprès d’un imprimeur de la région. Et ainsi, comme s’il eut eu le pouvoir de se reproduire par lui-même, nuit après nuit, ce poster se retrouvait en toujours plus points d’affichage. Si bien qu’au bout d’un certain temps, la ville était tapissée de ses reproductions.
L’événement commençant à attirer l’intérêt des médias, la nouvelle se répandait à l’extérieur. Si bien qu’on pouvait maintenant voir des copies du poster en question ailleurs dans d’autres villes. L’effet boule de neige ne s’arrêtant pas là, bientôt c’était tout le pays qui était contaminé. Puis d’autres états voisins emboîtaient le pas. Puis d’autres encore au-delà des océans. Avant la fin de l’année, l’humanité tout entière avait été piquée par le virus de cette mystérieuse affiche. Mais de quoi parlait-elle donc pour avoir captivé autant l’imagination des hommes de notre monde ?
Le poster en question représentait le Dalaï Lama, tout souriant de sagesse, suivant son habitude. En titre, au-dessus de sa tête, figurait la question qu’on lui avait posée : « Qu’est-ce qui vous surprend le plus dans l’humanité ? » Plus bas, en caractères bien lisibles, sa réponse :

           « Les hommes qui perdent la santé pour gagner de l’argent et qui, après, dépensent cet argent pour récupérer la santé. À penser trop anxieusement au futur, ils en oublient le présent, à tel point qu’ils finissent pas ne vivre ni au présent ni au futur… Ils vivent comme s’ils n’allaient jamais mourir et meurent comme s’ils n’avaient jamais vécu. »