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mercredi 28 septembre 2011

Si l’Évangile m’était conté





 Il y a quelque temps, une vieille relation de mes amis m’avouait avoir eu le désir, plus jeune, de lire le recueil des quatre évangiles canoniques. Mais faute de temps et de motivation, il avait toujours négligé de le faire. Si bien qu’aujourd’hui, alors qu’il y avait maintenant plus de quarante ans qu’il avait déserté les lieux de culte, il ignorait à peu près tout des enseignements de Jésus-Christ. Et ce qui le désolait, c’était bien le fait que le temps lui ferait sans doute autant défaut dans le futur pour en prendre connaissance. Aussi il me demandait s’il n’existait pas à quelque part un court résumé de cette instruction de Jésus à ses disciples.
Un texte d’une page prendrait-il trop de ton temps à parcourir? lui demandai-je, mi-figue, mi-raisin. Pensant que je blaguais, il me mit au défi de lui procurer pareil abrégé. Me mettant au travail, deux jours plus tard, à sa grande satisfaction et son plus vif étonnement, je lui remettais le résumé qui suit.
                                                                   * * *

«Mon Père et moi nous sommes un.»…«Celui qui m’a vu a vu le Père.»…«Je suis la résurrection et la vie; celui qui croit en moi, quand même il serait mort, il vivra, et quiconque vit et croit en moi ne mourra jamais.»…« Cherchez d’abord le Royaume de Dieu et sa justice, et tout le reste vous sera donné par surcroît. »...«Soyez donc parfaits, comme votre Père céleste est parfait ; aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous persécutent.»… «Quelqu’un te frappe-t-il sur la joue droite, présente-lui encore l’autre.»...« Quelqu’un te réquisitionne-t-il pour un mille, fais-en deux avec lui.»…« Ne soyez pas en peine pour le lendemain, demain saura bien se suffire à lui-même. À chaque jour suffit sa peine.»…«Vous ne pouvez pas à la fois servir Dieu et l’argent.»…« N’amassez pas des trésors sur la terre, amassez plutôt en vue du Ciel. Car là où est votre trésor, là aussi est votre cœur. Nul ne peut servir deux maîtres.»…« Il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille, qu’à un riche d’entrer dans le Royaume de Dieu.»… «Quand vous priez pour demander quelque chose, croyez que vous l’avez reçu et cela vous sera donné.»…«Quand tu fais l’aumône, que ta main gauche ignore ce que fait ta main droite; que cela reste dans le secret, et ton Père qui voit tout te le rendra.»…«Celui qui veut être le premier parmi vous doit se faire le serviteur de tous, à la ressemblance du Fils de l’homme qui est venu pour servir et donner sa vie en rançon d’un grand nombre.»…«Beaucoup de premiers seront derniers, et les derniers seront premiers.»…« Si vous remettez aux hommes leurs offenses, votre Père céleste vous les remettra aussi; mais si vous ne les remettez pas, votre Père céleste non plus ne vous les remettra pas.»…«Aimez-vous les uns les autres, comme je vous aime.»…«La lampe du corps c’est l’œil. Si ton œil est sain, ton corps entier sera éclairé. Mais si ton œil est mauvais, ton corps entier sera dans les ténèbres.»…«Ne jugez pas pour ne pas être jugés. Comme vous aurez jugé, vous serez jugés vous-mêmes.»…«Ne regarde pas la paille qui est dans l’œil de ton frère, mais plutôt la poutre qui est dans le tien.»…«Ne jetez pas vos perles aux pourceaux, de crainte qu’ils ne les foulent aux pieds et les retournent contre vous. »…«Demandez et vous recevrez; cherchez et vous trouverez; frappez et l’on vous ouvrira.»…«Donnez, et il vous sera donné; une bonne mesure, pressée, tassée, débordante, sera versée dans votre sein; car de la mesure dont vous vous serez servis, on se servira envers vous.»…« Si donc méchants comme vous l’êtes, vous savez donner de bonnes choses à vos enfants, combien plus votre Père céleste saura-t-il se montrer attentionné envers ceux qui le prient. »…«Venez à moi, vous tous qui peinez et portez un fardeau accablant, et je vous soulagerai.»…«Tout ce que vous voudriez qu’on vous fît à vous-même, faites-le à autrui.»…«Ce que vous aurez fait au plus petit d’entre les miens, c’est à moi-même que vous l’aurez fait.»…« Celui qui aura témoigné de moi devant les hommes, moi aussi je témoignerai de lui devant mon Père. Et celui qui m’aura renié, moi aussi je le renierai devant mon Père.»   


samedi 24 septembre 2011

La route de l’éternité

                                              

            Il y a quelque temps, alors que je flânais sans conviction devant mon téléviseur, zappant depuis un moment en quête d’un programme susceptible de retenir mon attention, un reportage sur une aubergiste du troisième âge établie dans un petit village de la plaine d’Alsace suscitait soudainement mon intérêt. Veuve depuis quelques années, la bonne dame gérait son établissent sans l’aide de personne, faisant tout elle-même, de la cuisine à l’entretien de son petit hôtel. Implantée depuis son enfance dans ce décor enchanteur de la frontière franco-allemande, la joyeuse sexagénaire veillait avec un soin méticuleux au bien-être de ses clients. Des habitués de la place, au nombre d’une douzaine tout au plus, avec qui elle fraternisait tout bonnement, parlant de tout et de rien, autour d’un petit pichet de vin blanc partagé avec ses hôtes.
            Alors qu’elle devisait sans façon avec l’interviewer, et qu’elle avouait candidement croire en Dieu mais n’avoir jamais mis les pieds dans un lieu de culte, cet aveu me laissait songeur. Comment pouvait-on vivre avec pareille conviction et ne rien faire, sans doute, pour en renforcer l’attachement, en parfaire sa connaissance ? La bonne vieille dame se contentait-elle, à l’exemple de tant de croyants de ce monde, de s’en tenir à un vague sentiment de respect, à la limite de la croyance superstitieuse, pour rendre un culte à son Dieu ?
            Croire en Dieu, qu’est-ce que cela signifie donc pour le croyant ? Ne serait-ce pas avoir créance en sa parole de vérité, son regard de bonté, l’amour ineffable dont il nous gratifie malgré l’immensité de notre indignité, toutes sources de délivrance et de soulagement confondues qui ont le pouvoir d’ouvrir nos cœurs au pardon quand le mal installé en nous nous garde prisonniers de nos blessures, de nos rancoeurs, empêchant nos vies d’éclore et d’ensemencer en nous une terre nouvelle ?
            Comme Rousseau l’a si bien écrit, « le culte que Dieu demande est celui du cœur.» Nul besoin pour rendre pareil hommage à l’Auteur de nos jours de fréquenter des lieux de culte, me direz-vous. C’est vrai jusqu’à un certain point, puisque chaque homme est appelé à faire l’expérience de Dieu par lui-même. Et même si nous faisons l’apprentissage de Dieu à travers la révélation que nous en apportent nos semblables, ce n’est que par une expérience intimement personnelle que nous allons à sa découverte.
Sur les chemins de nos vies, il y a parfois des personnes-clé qui nous servent d’éveilleurs de conscience. Or, pour beaucoup d’entre elles, ces personnes orbitent autour de centres de diffusion de la Parole, à l’image de Jésus qui, il y a deux mille ans, livrait à ses auditeurs nombre des instructions de son enseignement de feu à partir du parvis du Temple de Jérusalem. Se couper de ces lieux de sensibilisation à la Parole n’aide en rien notre propre quête spirituelle.
Vivre en gardant la foi en un Dieu créateur, présence de notre monde, demande un certain mûrissement pour se développer. Heureusement que nous avons le levain de l’Évangile pour que germe en nous la Parole faite chair. Mais connaissons-nous bien la Source du rayonnement qui peut nous transformer en arbre de vie pour les autres ? Connaissons-nous bien son Soleil dont la lumière perce derrière les nuages et filtre jusqu’à nous pour nous inonder de sa vérité lumineuse? Connaissons-nous de façon intime cette Fontaine d’eau vive comme on peut connaître son meilleur ami, comme peuvent se connaître un homme et une femme qui s’aiment?
Quand on projette de faire un voyage à l’étranger, on commence par se renseigner sur la situation géographique précise du pays où l’on désire se rendre, son histoire, les principaux centres d’intérêt à visiter sur place, les mœurs et habitudes de vie de ses habitants, la monnaie en usage, le nombre d’heures de vol nous séparant de notre lieu de départ, les escales de correspondance s’il y a lieu et, avant tout, le coût d’un tel voyage.
Ne devrait-on pas garder semblable questionnement à l’esprit face à l’ultime voyage de notre existence, alors que tant d’entre nous vont vers Dieu un peu en aveugle, sans savoir pris soin d’en faire l’apprentissage personnel au cours de leur vie, si peu préoccupés par son existence que tout ce qu’ils en connaissent tient à ce qu’ils ont lu ou entendu dire de Lui ?
L’intensité de notre interrelation avec Dieu se creuse au fil des approfondissements successifs que nous faisons de l’apprentissage de sa vérité en nous. « Cherchez et vous trouverez », déclare Jésus à ses disciples. Au début, nous cherchons à tatons par des approfondissements d’analyse. Mais à la fin, quand nous sentons que l’approfondissement de notre connaissance tient de l’intuition, nous touchons au mystère de Dieu, là où tous les mots de ce monde demeurent vains à décrire cette expérience mystique de l’âme. Notre contentement, nous le trouvons alors dans une recherche toujours plus poussée des révélations de l’Esprit en nous. Et parce que nous cherchons, nous trouvons. Et parce que nous trouvons, nous cherchons toujours plus, encore et encore.
Nous sommes arrivés en ce monde par la voie de la chair, mais c’est par celle de l’esprit qu’on le quitte. Le chemin du retour est différent de celui de l’aller. Toute notre richesse à l’heure de notre passage de vie à trépas tient à ce que nous aurons compris de l’Amour de Dieu et des applications que nous aurons su tirer des lumières transcendantes de cet Amour dans nos consciences. Suivant l’usage que nous aurons fait de cet Amour, ou  nous arriverons  à bon port, ou nous mettrons peut-être quelques parcelles d’éternité à en chercher la voie. «Car beaucoup sont appelés, mais peu sont élus.» (Évangile). La route de l’éternité n’est sans doute pas des plus achalandées.

lundi 19 septembre 2011

Le fil d’or


        


Toute sa vie, cet homme avait cherché, mais en vain, ce qui l’empêchait de monter, de se dépasser, de voguer vers ces grands espaces de paix et de liberté où l’esprit peut enfin s’y développer en toute sérénité. Et cela le désespérait, parce qu’il n’arrivait pas à trouver l’obstacle qui faisait opposition à ses efforts. Ce qu’il savait, c’était qu’il voulait aller plus loin, plus haut, au-delà de ce qu’avait été sa vie à venir jusque là. Un désir qui se faisait toujours plus pressant avec le passage des ans, d’être plus, de faire plus, de s’élever au-dessus de son quotidien asservissant, même s’il ignorait le mode opératoire pour y parvenir.
Confusément, il devinait qu’il devait se départir de quelque chose, s’il voulait parvenir à cet état de simplicité qui lui permettrait enfin d’atteindre l’idéal de vie susceptible de lui apporter la parfaite satisfaction aux aspirations de son cœur. Cela il le pressentait, car plus il faisait effort pour sortir de lui-même, vers une transcendance sur laquelle il n’arrivait pas à mettre de mots, plus il prenait conscience du poids des attaches qu’il traînait misérablement avec lui depuis toujours.
Et puis un beau jour, lors d’un week-end d’été idyllique loin des soucis de la maison, alors qu’il était en visite dans une abbaye de renom, attiré par l’aspect apaisant du décor champêtre au milieu duquel s’élevaient les bâtiments de ce monastère, il avait fait la connaissance de l’abbé qui avait charge de cette relique du Moyen Âge. Les deux hommes sympathisant rapidement, après quelques heures d’une fraternelle rencontre, notre visiteur avait fini par céder à l’invitation du père abbé de faire retraite à l’abbaye pour la fin de semaine, histoire de se ressourcer dans la solitude des lieux.
Sans que notre homme n’en sût rien à son arrivée dans ce havre de paix, la table était désormais mise pour qu’il découvre enfin la nature des attaches qui l’avaient empêché jusque là de s’envoler vers ces confins de l’esprit où le cœur y a ses raisons. Habitué à lire dans le secret des âmes, le père abbé n’avait pas tardé à deviner, lors d’une conversation intime entre les deux hommes, la nature du questionnement existentiel de son invité. D’autant plus que ce questionnement faisait un peu figure de dénominateur commun pour bon nombre des retraités de l’abbaye : la confuse quête du dépassement de soi, d’un nouvel idéal de vie, dans l’espoir de redonner un sens à son existence, avant de la quitter pour toujours.
Aussi, afin de sauver du temps- la durée du séjour des retraités ne dépassant pas deux jours pour la plupart d’entre eux-, l’hôte des lieux avait clarifié les choses dès le départ avec ceux de ses invités désireux de prendre un nouveau départ dans la vie, en faisant imprimer sur un feuillet cette sentence de Daniel-Rops qu’il leur remettait en main propre : « Les plus grands efforts de l’homme pour se dépasser son vains si, au-delà de soi-même, c’est encore soi qu’il recherche, et non une réalité supérieure. »
L’homme désirant ardemment prendre son envol vers de nouveaux sommets, le père abbé lui avait enfin révélé le secret de ce dépassement qui ne pouvait s’accomplir qu’en quittant, en abandonnant, en laissant des choses derrière soi, pour aller vers l’essentiel. Rompre le fil qui avait toujours empêché l’oiseau de s’envoler vers l’azur jusque là inaccessible. Pour certains, ce fil représentait le lien qui les rattachait aux affections terrestres. Derrière cet attachement excessif aux valeurs matérielles de ce monde, se cachaient trop souvent ces véritables sangsues de l’âme que sont le respect humain, le culte du moi, l’obsession du paraître, l’ambitions des places en vue et des honneurs, l’orgueil, le mensonge, l’astuce, la sollicitude exagérée des faveurs, la folle prodigalité, le luxe ruineux, la bombance éhontée, le libertinage, la concupiscence, les infidélités de tout ordre. En un mot, le tyrannisant esclavage de l’esprit sous le despotisme de la chair.

Pour d’autres, le fil se situait plutôt au niveau de la sécheresse et des duretés du cœur, là où s’entassent dans les placards de l’esprit tous ces pardons retenus, ces fermetures aux autres, la haine, la jalousie, le dénigrement, l’égoïsme, la peur de l’échec, l’envie, la jalousie, les inquiétudes, les déceptions, les désespoirs, les remords cuisants, tous ces torts envers  notre prochain qu’on cherche à se faire pardonner alors qu’on est soit soi-même si chiche d’indulgence pour le mal qui nous est fait.
Esclaves d’une idée fixe se résumant le plus souvent à ce triste idéal de l’appât du gain et de la réussite brillante, les invités du père abbé étaient appelés à prendre conscience que le fil qui les empêchait de se dépasser tenait justement au fait qu’ils faisaient de cette idée d’ascension dans la société la finalité de leur vie. Pour elle, ils oubliaient tout, obnubilés par leurs rêves de richesses et d’élévation sociale. Aussi, dès l’instant où ils se voyaient menacés de perdre ne serait-ce qu’une partie de ce pactole, ils devenaient les plus malheureux des hommes, pestant, frappant, s’agitant comme des diables, tout prêts à sombrer dans le désespoir pour peu que se concrétise cette menace de perdre ces jouets insensés en lesquels ils avaient mis tout leur contentement.
Au soir du deuxième jour de sa retraite improvisée, notre visiteur savait à présent quelle était la nature de ce fil qui l’avait toujours empêché de s’élever vers une conscience claire des vraies priorités de la vie. Selon l’usage qu’il ferait de cette révélation, celle-ci le mettrait à l’abri de la fascination générale qui causait tant de  malheur et de misère chez les hommes. De même, elle le conduirait à l’avenir à n’attacher qu’un faible prix à la possession des biens terrestres. Ainsi pourrait-il faire l’acquisition de ceux-ci sans passion, et en user sans vaine inquiétude, puisque capable de les perdre éventuellement sans regrets superflus. Désormais en paix avec lui-même et ses semblables, il accomplirait les devoirs de sa charge avec justice et indulgence, montrant même à l’égard de ses adversaires une bienveillance qui excuserait leurs fautes ou leurs intentions. Aussi, bienheureux serait-il dans le futur, parce qu’il aurait en perspective les biens de l’éternité, admirable récompense de son mépris envers les biens illusoires de notre monde.  
Mais tout cela demeurait dans le domaine de l’hypothétique pour l’instant. Car toutes ces promesses de félicité dépendraient du choix de notre homme, face à cette révélation sur la nature de la servitude qui l’avait empêché jusque là de s’envoler vers les hauts sommets de la paix intérieure. Il avait le choix de rompre avec son passé aliénant, ou celui de garder sa vie dans l’état actuel des choses. Un choix des plus difficiles, car cette attache ferait sentir de la résistance. Peu d’hommes en ce monde arrivaient à en rompre le lien, car elle était constituée d’un fil d’or !      

mercredi 14 septembre 2011

L’homme sans visage




Installé face à son miroir, l’homme contemplait son visage comme si c’était la première fois qu’il le découvrait. Des décennies durant, il avait cohabité avec ce visage dont ce verre étamé lui avait toujours reflété une image inversée de lui-même. Si bien que la personne que lui présentait ce miroir n’était pas celle que voyaient ses semblables, puisque lui n’en avait toujours vu que l’image dans l’ordre inverse. Aussi, éprouvait-il toujours une sorte de désagrément quand on le prenait en photo et qu’il se découvrait par après tel que les autres le percevaient.
            Qui était donc l’individu que lui présentait ce miroir ? Cet homme vieillissant dont les traits étaient en mutation constante depuis les tout premiers jours de son entrée en ce monde ? Cette question existentielle, notre homme n’avait jamais cessé de se la poser. Et pour cause, puisqu’il ne se reconnaissait aucunement dans ce visage marqué par le temps que lui retournait son miroir. À la limite, ce faciès était celui d’un inconnu, parce qu’il ne reflétait en rien la perception intime qu’il avait de sa personne.
            Quand il s’était ouvert à ses proches de cette étonnante représentation de l’esprit qu’il avait de lui-même, un visage qui ne collait pas avec l’image qu’il s’en faisait intérieurement, on avait demandé à l’individu d’être plus explicite. Si cette tête n’était pas la sienne, comment se percevait-il donc alors? Plus jeune sûrement, comme tout un chacun le prétendait, avec la belle petite gueule de l’homme au seuil de l’âge adulte. Mais là encore, la réponse de notre homme était demeurée évasive. Aucune image ne pouvait traduire, selon lui, le mystérieux aspect de cet être sous-jacent à lui-même qu’il qualifiait pour ainsi dire de souffle profond de son existence propre. Nul mot n’existait pour en reproduire l’expression. Le visage de cet être intérieur qui l’habitait tout entier échappait à toute description.
Bien sûr, comme l’individu était d’une nature généreuse, et que son visage était à l’ordinaire souriant, rayonnant, tranquille, on en avait déduit chez ses amis que l’image qu’il devait essayer de recréer de lui-même devait avoir au moins quelque ressemblance avec ce portrait bienveillant de sa personne qu’il présentait aux autres. Mais là encore, l’homme avait été tout à fait incapable de trouver les mots pour identifier l’être qui l’habitait derrière ce visage aimable que lui retournait son miroir.
Et puis un beau jour, en lisant la Bible, il était tombé par hasard sur ce passage du « Livre des Psaumes » : « Je te loue de ce que tu as fait de moi une œuvre souverainement merveilleuse ; admirables sont tes œuvres, je le reconnais volontiers. Mon corps n’échappait pas à ton regard, quand il se façonnait dans le mystère, qu’il se tissait dans les entrailles de la terre ; je n’étais qu’un germe que déjà tes yeux le voyaient. Et dans ton livre, ils étaient tous inscrits les jours que tu me préparais, avant même qu’eût lieu le premier d’entre eux!» (Ps.139. Vers. 14 -16)
Cet être qui s’était façonné dans le mystère échappait bien à toute description. Et pour cause, il ne pouvait pas avoir de visage puisqu’il constituait son moi intime, c'est-à-dire à son âme. Aussi, à compter de ce jour, l’homme ne s’était jamais plus préoccupé du visage vieillissant qu’il voyait à chaque jour se désagréger un peu plus dans son miroir. Pourquoi s’en serait-il inquiété, ce visage n’était pas le sien. Ce n’était qu’une figure d’emprunt que la vie lui avait fourni pour ce voyage ici-bas où rien ne nous appartient. Son moi profond échappait aux contraintes du temps : il était de toute éternité, et la beauté indicible qui le revêtait était celle du principe de l’univers : Dieu.
Aussi l’homme voyageait-il maintenant avec sérénité sur ce long fleuve au cours périlleux qu’est la vie. Il y avait longtemps qu’il avait dégarni sa barque de tout le superflu qui pouvait l’alourdir inutilement. Aussi affrontait-il la grosse lame avec calme et confiance, d’autant plus rassuré qu’il avait comme guide l’Auteur de ses jours avec qui il partageait une connivence et une confiance totales, le laissant diriger sa barque à sa guise, dégagé de toutes préoccupations quant aux chemins que celui-ci empruntait pour le conduire à bon port, ayant abandonné toute forme de prétention pour lui-même, dépouillé dans sa personne pour mieux se revêtir de l’esprit.
« Je n’ai plus rien, c’est pourquoi je m’identifie à la joie. J’ai perdu toutes les mousses qui s’accrochaient à mon identité, et mon identité même. » (Joseph Folliet)  
  

samedi 10 septembre 2011

Les trois filtres


Un jour, un homme vient voir Socrate, et lui dit :
    Écoute, maître, il faut que je te raconte comment ton ami s’est conduit.  
    Arrête ! l’interrompt aussitôt le sage penseur. As-tu filtré à travers les trois filtres ce que tu as à me dire?
    Trois filtres ? réplique l’autre, rempli d’étonnement.
    Oui, mon ami, trois filtres. Examinons si ce que tu as à me dire peut passer par ces trois filtres. Le premier est celui de la vérité. As-tu contrôlé si tout ce que tu veux me raconter est vrai ?
    Non, je l’ai entendu dire et…
    Bien, n’en dis pas plus pour l’instant, avant que je sache si tu l’as fait passer à travers le deuxième filtre… C’est celui de la bonté. Ce que tu veux me rapporter, si ce n’est pas tout à fait vrai, est-ce au moins quelque chose de bon ?
Hésitant, son vis-à-vis répondit :
   Non, ce n’est pas quelque de bon, au contraire.
    Hum ! dit le sage avec une moue de réticence. Essayons le troisième filtre, et voyons s’il est utile de me raconter ce que tu as envie de me dévoiler…
    Utile ? Pas précisément, non…
    Eh bien, rétorque Socrate avec un sourire plein d’indulgence, si ce que tu as à me dire n’est ni vrai, ni bon, ni utile, je préfère ne pas le savoir. Et quant à toi, je te conseille de l’oublier.

Quelqu’un a écrit un jour que le silence qui suit une pièce de Mozart est encore de lui. Par respect pour le génie de Socrate, je laisse ces mots faire leur chemin en chacun de nous, sans rien n’y ajouter. Tout commentaire serait superflu.