Pour laisser un commentaire,

Pour laisser un commentaire, créer un account google à l'adresse www.google.com/accounts/, une fois l'account complètement créé, connectez-vous sur votre account nouvellement créé. Par la suite, aller sur le site http://les-yeux-du-coeur.blogspot.com/ et cliquer sur connection en haut à droite de la page.



samedi 25 février 2012

Au pied de la Croix


Jésus est mourant sur sa croix, entre les deux larrons qu’on a cloués au gibet en même temps que lui. À ses pieds, dans l’ombre épaisse qui enveloppe le Calvaire, le centurion de service attend que la mort ait fait son œuvre pour administrer au divin Crucifié le coup de lance réglementaire auquel aucun condamné n’échappe. À deux pas derrière lui, les bourreaux sont à tirer au sort la tunique sans couture de Jésus, son seul bien terrestre. Légèrement à l’écart sur le Golgotha, pour ne pas nuire au travail des exécuteurs des basses œuvres, veillent en silence la « famille » de Jésus : Marie sa mère, Marie de Cléophas la sœur de sa mère, Marie la Magdeleine, Salomé la mère des fils de Zébédée, et son fils Jean. Juste en contrebas de ce tertre de mort qui domine les terrains environnants à une cinquantaine de coudées à l’extérieur du mur d’enceinte de Jérusalem, les quelques dizaines de légionnaires qui ont servi d’escorte aux trois condamnés à mort à travers les rues de la Ville sainte, afin de prévenir toute forme de violence chez la foule survoltée, attendent patiemment que tout soit terminé pour retourner à la forteresse Antonia abritant les quartiers des troupes romaines.
Soudain, tous croient rêver autour du Calvaire, quand Jésus se hausse sur ses clous et ses plaies meurtries, au milieu de la voix terrifiante du Khamsin qui est à se lever dans le lointain, masquant déjà tout l’horizon au-dessus du désert de Juda. Paraissant immense sur sa croix qui se dresse tel un phare dans ce ciel d’épouvante, un bref instant Jésus reste là, au sommet de ce gibet de douleur, à s’accrocher à son dernier souffle de vie, puis il pousse un cri d’une souffrance indicible, avant de s’affaisser d’un bloc, vaincu par cet ultime effort. Debout au pied de la croix, le centurion voit la tête du Messie crucifié se tourner lentement dans sa direction, puis s’effondrer sur sa poitrine, de grosses larmes débordant de ses yeux morts et coulant le long de ses joues maculées de sang et de crachats.
Vraiment cet homme était le Fils de Dieu! s’écrie-t-il, absolument médusé que ce Fils du Ciel lui ait fait cette grâce insigne de lui réserver son dernier regard, au moment de quitter cette vie à jamais.
Au même instant derrière le centurion, les bourreaux de service s’exclamaient d’une voix commune :
― Aïe, il m’a regardé en mourant!
Mais non, c’est moi qu’il regardait! de s’écrier une voix du groupe des soldats, en contrebas du Golgotha. Mais non, c’est moi! de renchérir un autre légionnaire. ― Pas du tout, c’est moi, d’affirmer un autre garde, avec force. Je me suis dit je rêve, c’est sûrement sa mère et les membres de sa famille qu’il fixe ainsi dans la mort, pas moi, c’est pas possible! Il ne peut pas avoir eu cette considération pour moi, un Romain, je suis de ceux qui l’on conduit à son supplice! Et pourtant, j’en mettrais ma main à couper, c’était bien moi qu’il regardait!
Dans le même temps, des rangs des princes des prêtres, des pharisiens et des docteurs de la Loi agglutinés sur le pourtour du Calvaire, juste derrière les soldats du service de garde, pour être sûrs de ne rien manquer du sanglant spectacle de la mise en croix de celui de leur frère qu’ils avaient dénoncé à Rome comme faux prophète, blasphémateur et roi des Juifs autoproclamé, des dizaines de voix se targuaient au sein de leur groupe d’avoir été celui qui avait recueilli le dernier regard du transpercé, au moment où il passait de vie à trépas. Si bien, qu’à la fin, chacune des personnes présentes sur place semblait revendiquer pour elle cet ultime honneur.
Mais si tous étaient sûrs d’être l’« élu », qui donc Jésus avait-il regardé en mourant?
Et si c’était chacun de nous qu’il regardait..?

samedi 18 février 2012

Le mensonge


Un jour, un professeur de philosophie demandait à ses élèves de lui faire une dissertation sur le thème suivant : « Comment serait le monde d’aujourd’hui, si les hommes étaient incapables de mentir? » La première question qui me vient à l’esprit est celle-ci ? Pourquoi avoir choisi le mensonge alors qu’il ne figure pas dans les sept principales sources du péché appelées communément « péchés capitaux » ? Pourquoi le mensonge et non pas l’orgueil, l’avarice, l’impureté, l’envie, la gourmandise, la colère et la paresse ?
Et si c’était parce que le mensonge est sous-jacent à toutes ces plaies gangreneuses de l’âme ? Satan n’est-il pas appelé l’esprit de mensonge depuis ce lointain jour funeste où il se glissa dans la peau du serpent pour venir dire à Adam et Ève : Mangez de ce fruit et vous serez comme Dieu ? Même si Chamfort a écrit que « cet arbre de la science et du mal qui produit la mort est une belle allégorie », reconnaissons que l’image est belle. L’homme aveuglé par l’esprit de mensonge veut briser ce lien de maître à esclave avec son Créateur, tel que le serpent le lui en a insidieusement insufflé l’idée. Tout comme son Dieu, il a droit lui aussi à l’ultime connaissance. Dès lors, il fera fi de toute contrainte dans sa vie. Et il s’appropriera le pouvoir d’agir selon sa propre volonté, réclamera pour lui la liberté totale.
Le mode d’action du Mal est la division. D’abord il sépare la créature de son Créateur. Puis il brise, rompt l’unité originelle qui était en celle-ci pour introduire à la place la dualité, le duel, la lutte entre le bien et le mal. Dès cet instant, le souffle brûlant de l’esprit d’orgueil que masquait habilement l’esprit de mensonge s’empare de l’homme pour le plonger dans l’aveuglément, le soumettre à toutes les formes de passion, et le diviser d’avec son semblable. Balayées par ce souffle aveugle, les vacillantes lueurs de la raison s’enténèbrent d’une ombre épaisse, et entre alors en action le troisième génie perfide que cachait l’esprit de mensonge, soit l’esprit de ténèbres dont le règne sera de plonger l’humanité dans l’obscurité la plus profonde qui soit.
Un choix de s’aliéner au mal dans lequel Dieu n’y est pour rien. Notre sagesse envolée, c’est la porte ouverte à ses contraires : l’ignorance, la déraison, l’imprudence, l’inconséquence. Sous le vocable de « sensualisme », l’esprit immonde- le quatrième tentateur sournois à se faufiler derrière l’esprit de mensonge-, transformera notre monde en règne de toutes les voluptés et de toutes les infamies, le faisant sacrifier à toutes les jouissances possibles des sens et passer en mode de luxure perpétuelle, avec tout son cortège d’iniquités et de dégradations morales.
Imaginons maintenant que l’esprit de mensonge ne soit jamais entré dans notre monde. Nos lointains ancêtres n’ayant pas cédé à l’orgueil aveugle qui se perpétue depuis l’aube des temps et nous abâtardit, ceux-ci se développent alors comme s’ils étaient en partenariat avec Dieu, puisqu’Il leur a confié en quelque sorte sa Création. On peut donc se représenter un Dieu retiré à l’écart du monde qu’Il a créé et qui regarde avec bienveillance et intérêt ce que ses protégés vont en faire. Ce monde, faut-il le rappeler, est sous l’impulsion de l’Amour qui a prévalu à l’implantation de nos lointains aïeuls au jardin d’Éden. L’Amour en est la normale, puisque nos ancêtres y vivent dans un état de félicité parfait, y faisant l’apprentissage à chaque instant de toutes les splendeurs et de tous les délices de ce paradis terrestre. Ils ne connaissent donc de la vie que le Bien absolu. Ils ne peuvent imaginer le Mal, puisque celui-ci ne signifie rien pour eux.
Au fil des siècles, ce paradis va se peupler d’hommes fraternellement compatissants, affables, indulgents les uns envers les autres, et ce partout à la grandeur de la planète. Tous solidaires et animés par la même droiture, la même pureté de cœur, le même sens du partage et de l’entraide. La guerre implacable des intérêts et la dévorante passion des biens terrestres n’existent pas, puisqu’elles sont les conséquences directes de notre aveuglement. De même, personne ne se fait une fausse idée de son droit, et personne n’utilise la force pour le faire valoir. L’abondance que cela génère pour la communauté tout entière, le bien-être, l’ordre, la paix, se situent sur un plan d’élévation dont on ne peut même pas avoir idée, puisque la règle de vie du genre humain peut alors se résumer dans ces trois mots : « Dieu, le prochain, l’humanité ».
Malheureusement, ce monde paradisiaque dont on vient de tracer le portrait restera sans doute une utopie à jamais. Il n’existe pas et il est impensable qu’il puisse voir le jour tant et aussi longtemps que les hommes vivront sous l’emprise de l’esprit du Mal. Mais on peut toujours rêver et imaginer ce qu’il pourrait devenir, si nous parvenions à dégager le vrai du faux, le bien du mal, la vérité de l’erreur. « Ce serait alors le paradis sur terre », me direz-vous. Et pourquoi pas. L’Éden, il est toujours là. C’est nous qui avons tout fait déraper sous l’emprise de l’esprit malin, et qui s’en sommes exclu !
Lors du jugement dernier qui aura lieu après la résurrection générale de tous les hommes et où Dieu récompensera chacun selon ses œuvres, en appelant les justes au bonheur sans fin et en condamnant les mauvais au feu éternel- cet événement constitue un article de foi-, paraît-il que tous nos manquements seront étalés au grand jour devant tout le monde. Chacun pourra voir le mal que cachait l’autre de son vivant.
Quelqu’un a écrit : « La vérité d’un homme, c’est ce qu’il cache. » Le paradoxe, c’est qu’il est peut-être mieux, dans ce monde d’hypocrisie et de mensonge dans lequel on vit, que la pratique de l’artifice voile les zones d’ombre de notre âme, tant nous serions probablement les premiers terrorisés par ce qui nous serait révélé, à l’instant où on ne pourrait plus se dissimuler derrière le paravent de la fausseté. Car, comment cacher quoi que ce soit à l’autre, à l’instant où le mensonge n’existe plus ?

dimanche 12 février 2012

Pierre, m’aimes-tu ?

                                 

La scène se déroule en Galilée, sur les bords de la mer de Tibériade. Jésus, ressuscité d’entre les morts depuis peu, vient de se manifester pour la troisième fois à ses disciples qui ont mis un certain avant de le reconnaître. Sans doute Jésus n’a-t-il plus tout à fait le même visage, la même forme, le même corps que celui qu’il a reçu de l’hérédité de ses parents à sa naissance. Mais ce n’est pas un fantôme. Et ses disciples qui pêchent à quelques encablures au large ne tarderont pas à le réaliser. Lorsqu’ils découvrent cet homme seul sur le rivage au petit matin qui les interpelle amicalement: « Eh ! les amis, auriez-vous quelque chose à manger?», ils sont d’abord un peu surpris, et ils lui répondent par la négative parce qu’ils n’ont pris aucun poisson de la nuit. Mais quand cet inconnu leur dit: « Jetez le filet du côté droit de la barque et vous en trouverez », et qu’ils s’exécutent docilement et remontent un filet rempli à se rompre, Simon-Pierre n’a plus aucun doute : « C’est le Seigneur ! » s’exclame-t-il tout en se jetant à l’eau avant même que leur embarcation n’atteigne le rivage, dans sa hâte de rejoindre son vénéré Maître. 
Au déjeuner, tout le monde s’est retrouvé sur la rive en compagnie de Jésus pour des agapes fraternelles autour d’un feu de braises, quand celui-ci a commandé à ses disciples d’apporter de ces poissons et de venir déjeuner. Leur Maître leur apparaît dans sa chair, et il a les mêmes besoins qu’eux, même si son corps obéit certainement à d’autres lois qui nous sont inconnues.
Alors que les disciples devisent gaiement dans les instants qui suivent ce convivial repas de pain et de poisson, tout à leur joie de retrouver leur Maître ressuscité parmi eux, tel qu’Il le leur avait promis, soudain le Christ dit à Simon-Pierre, tout en désignant le reste de l’assemblée :
-- Simon, fils de Jean, m’aimes-tu plus que ceux-ci ?
Un peu surpris par cette question inattendue de Jésus, Simon-Pierre lui répond spontanément :
 -- Oui, Seigneur, tu sais que je t’aime.
Sur cette réponse, Jésus réplique :
-- Sois le pasteur de mes agneaux.
Mais quelques instants plus tard, alors que les disciples sont restés dans l’étonnement suite à l’étrangeté de cette question dans la bouche de Jésus, ce dernier récidive :
-- Simon, fils de Jean, m’aimes-tu ?
À nouveau la même question pressante pour celui à qui Jésus vient de confier son troupeau. On peut deviner aisément l’étonnement et l’embarras de Pierre devant pareille question impossible à esquiver. D’autant plus que Pierre est sous l’impression depuis le tout début de son adhésion au groupe des « Douze », que son amour pour Jésus est une chose acquise, et que s’il y en a un dont l’attachement ne peut être remis en cause au sein de la bande, c’est bien lui. Et une fois de plus, il répond par la même affirmation :
-- Oui, Seigneur, tu sais que je t’aime.
-- Sois le berger de mes brebis, de dire alors le Christ pour la seconde fois.
Mais quand, dans les minutes qui suivent, Jésus va à nouveau droit au but avec la même question directe : « Simon, fils de Jean, m’aimes-tu ? », Pierre n’est plus seulement décontenancé par l’insistance de son divin Maître à vouloir s’assurer à tout prix de son attachement envers sa personne, mais chagriné de ce que Jésus lui pose cette question pour la troisième fois. Aussi ont peut s’imaginer sans peine le chagrin qu’il doit y avoir dans son regard, dans la réponse qu’il donne à son Maître :
-- Seigneur, tu connais toutes choses, tu sais que je t’aime !
Alors Jésus, pour la troisième fois, confirme son fidèle disciple dans ce rôle de berger des peuples qui désormais sera le sien sur cette terre :
-- Sois le pasteur de mes brebis !
La question a été posée par trois fois avec insistance. C’est dire combien Jésus a besoin d’être rassuré sur la fidélité de son disciple. On le devine, après le triple reniement de Pierre, c’est comme un nouvel appel de son divin Maître à le suivre à jamais, et à s’en remettre à lui dans le futur pour toute chose. D’ailleurs, dans les instants qui suivent, cette exhortation est verbalisé à haute voix : « Suis-moi! »
Deux mille ans plus tard, cet appel ne s’adresse-t-il pas à nous plus que jamais ? Qui au cours de sa vie n’a pas aimé un semblable de tout son cœur, et parfois même avec une passion dévastatrice quand ce n’est pas avec idolâtrie, pour découvrir à la fin que cet amour était illusoire, du fait que cette personne n’éprouvait qu’indifférence pour nous ? Ou pire, qu’après s’être amusé un moment de notre amour, cet être s’était détourné de nous pour un autre…  
Toute notre vie durant, nous sommes confrontés à une espèce d’impuissance à aimer de tout notre cœur, et à se voir payé en retour d’une même réciprocité de passion. De ce fait, nous découvrons au jour le jour de notre vie comme une limite à la capacité que l’amour humain possède de s’accomplir totalement, en s’ouvrant à un autre de ses sentiments. Cette limite est en fait l’impuissance du désir idéalisé de l’homme à pouvoir se réaliser complètement dans les amours terrestres. La réalité, c’est que même dans les amours les plus heureuses, notre désir ne pourra jamais atteindre les sommets de félicité qu’il en attend en retour.
La raison en est que l’autre est également un être de chair plus ou moins centré sur lui-même qui cherche la satisfaction de son désir, tout autant que nous la cherchons. L’un comme l’autre nous sommes en attente de cet amour idéalisé, et chacun espère qu’il le trouvera enfin avec l’apparition de l’autre dans sa vie. Or personne n’a été créé en ce monde pour être le complément d’un autre, pour satisfaire son besoin d’aimer et d’être aimé. Aussi, à chacune de ces désillusions amoureuses, nous laissons un peu plus de nous-même, de notre attente et de nos illusions dans l’aventure. Car jamais cette chair n’arrivera à nous satisfaire et à nous combler, malgré tous les plaisirs qu’elle nous procure.  Dans ce mode d’amour, quelle que soit l’ampleur de la démonstration affective entre les deux amoureux, la norme n’est-elle pas de « prendre », même si nous en sommes plus ou moins conscients ?
L’amour véritable implique le don, l’oubli de soi au profit de l’autre. Combien d’entre nous sont capables réellement d’une telle qualité d’amour ? Nos gestes ne sont-ils pas plutôt sans cesse ajustés sur ceux de l’autre ? N’en venons-nous pas rapidement à donner à l’autre au plan affectif en fonction de ce que nous recevons nous-même de lui ? Et quand ces amours étudiées, mesurées, jaugées en tout sens en fonction de la réceptivité de l’autre à nos transports amoureux en viennent à s’affadir, notre désillusion n’est-elle pas particulièrement amère ? Notre vie ne se transforme-t-elle pas alors en une pénible attente permanente de l’amour avec un grand A, pour peu que notre espoir renaisse et que ce désir qui nous habite toujours en vienne une fois de plus à nous conduire à répondre à un nouvel appel amoureux ? 
L’histoire de l’homme sur cette terre n’est-elle pas une interminable quête d’amour, tant il est vrai qu’au cœur de l’homme son aspiration la plus profonde est d’aimer et d’être aimé ? Sa véritable raison d’être n’est-elle pas l’amour ? D’ailleurs, peut-il seulement s’épanouir autrement que dans l’amour ? Impossible, puisqu’il a été créé par amour et pour l’amour. Dans la mystique chrétienne, l’amour de l’homme pour Dieu répondrait à l’amour de Dieu pour les hommes. Mais comme Dieu a donné avant nous sur ce plan, ne va-t-il pas de soi de répondre à cet amour à notre tour? Cela n’expliquerait-il pas, dans un sens, les ordonnances du premier commandement de Dieu : « Un seul Dieu tu adoreras et aimeras parfaitement» ? 
Voyons quelle définition nous donne le dictionnaire de ce mot « amour » si galvaudé: « Attachement à quelqu’un. Disposition à vouloir le bien d’une entité humanisée (Dieu, le prochain, l’humanité, la patrie) et à se dévouer à elle. »
Se dévouer. L’amour vrai est donc dévouement, don de soi, abnégation, bienveillance, bonté. Si l’image qu’on s’en fait est celle qu’en a donnée Chamfort quand il écrit : « L’amour n’est que l’échange de deux fantaisies et le contact de deux épidermes », rien de surprenant alors que toute notre vie se déroule dans un état de fausseté misérable sur ce plan, tant nous sommes ignorants des élévations de cœur de l’amour vrai ! Si pour nous le mot « aimer » signifie être troublé par un autre, éprouver de l’affection pour lui, l’admirer, le désirer, s’abandonner à lui, vouloir le posséder, quelle forme d’amour est-ce donc, puisqu’on vient de le voir, « aimer » c’est par définition un don de soi à l’autre, aux autres ?
Quand Jésus interpelle ce disciple dont Il sait qu’il a la force du roc en lui, puisqu’Il lui a donné le surnom de « Pierre », et qu’Il lui demande : «  Simon, fils de Jean, m’aimes-tu ? », Il veut s’assurer de l’authenticité de son amour pour Lui, au regard de la mission qu’Il lui confie d’être le pasteur universel de ses brebis. Le Christ sait que Simon-Pierre devra être prêt à donner sa vie, à mourir à lui-même, pour les autres. Et même qu’un jour, cet amour lui vaudra la croix en retour, tout comme pour Lui.
L’amour vrai part toujours de soi pour aller vers les autres. Il donne sans rien attendre en retour, car à l’instant où il cherche à être payé de retour, il cesse d’aimer, puisqu’il cesse de donner. Trompé que nous sommes par nos fausses amours, nous avons toujours peur de ne pas recevoir. Nous attendons de l’amour donné aux autres qu’il soit rentable, qu’il nous paie de retour. Or c’est justement en cherchant ainsi la gratification, que nous n’obtenons rien. Mais en revanche, celui qui donne sans compter, celui-là recevra tout.
L’amour égoïste du retour sur soi est un amour faux qui apporte toujours avec lui la déception et la frustration. Tous nous avons vécu de ces amours attente, de ces amours retour tissés de malentendus qui nous ont conduit à toujours plus de désillusion et de désappointement. Mais à présent, vient l’heure de notre rencontre avec l’amour véritable qui rend libre, puisqu’il est dénué d’attente et qu’il fait fi de l’attachement aux choses. Jésus est là sur le rivage dans cette aube nouvelle de notre vie, et il nous interpelle chacun par notre nom, et la question est directe, aussi impossible à esquiver qu’elle le fût pour Pierre : « M’aimes-tu ? » Sans doute qu’il y a longtemps que Jésus attend de nous une réponse sans détours, mais que du fait de notre silence timoré, il soit obligé à s’abaisser à répéter cette question encore et toujours, pour notre plus grand déshonneur. Car contrairement à Pierre qui l’a renié à trois reprises, combien de fois, pour notre part, ne l’avons-nous pas trahi, du fait de nos infidélités répétées ?
À présent que nous est révélé l’Amour dans son absolu, avec ses exigences de  renoncement, d’oubli et de dévouement pour l’autre, sommes-nous prêts à notre tour, à l’exemple de Pierre, à nous détacher de nous-mêmes et à embrasser cette voie du don de soi qui nous fait expérimenter ce qui est le plus difficile dans l’amour, le risque ?
La question est posée : Des amours vécues selon la chair, ou un Amour vécu selon le cœur ? Mais de grâce, ayons la générosité et la franchise, cette fois-ci, de ne pas esquiver la question pour Celui qui attend une réponse à son Amour depuis si longtemps !  

samedi 4 février 2012

Comme un long fleuve tranquille

Le poids de la fatigue avait commencé à se faire sentir tôt en soirée, après la rude randonnée de plein air en montagne que le grand-père et son petit-fils avaient faite en journée. Aussi les deux hommes avaient-ils choisi de se coucher de bonne heure, afin de se lever aux aurores le lendemain. Assis sur le rebord de son lit, le vieil homme ajusta le réveil de sa montre, avant de se mettre au lit.
-- Debout à quatre heures, marmonna-t-il entre ses dents.
Puis il plia sa grosse veste de laine pour s’en faire un oreiller, éteignit sa lampe de poche et s’étira le cou en direction de son petit-fils allongé dans l’autre lit à quelques pas du sien pour lui souhaiter bonne nuit. Mais le garçon ne répondit pas, n’ayant pas tardé à sombrer dans un profond sommeil à la minute où s’il s’était mis au lit. Dans la pénombre, on ne distinguait que la forme de son corps pelotonné jusqu’au cou dans son sac en duvet.
Se glissant à son tour dans son sac de couchage, le vieil homme n’en remonta la fermeture éclair qu’à moitié, afin de se garder toute liberté de mouvement en cas de nécessité. Une vieille habitude qu’il avait acquise depuis nombre d’années, quand il se retrouvait en présence d’un feu de foyer dont les bûches se consumaient à l’air libre. Ce qu’il craignait, c’est qu’une bûche enflammée du sommet de la pyramide en vienne à s’écrouler hors de l’âtre et rouler sur le plancher de bois de la pièce en semant des charbons embrasés tout autour d’elle. Ce alors que les deux hommes dormiraient à poings fermés. Aussi, comme une âme inquiète, souvent il veillait dans la pénombre, lorsque tout était assoupi autour de lui.
Le grand-père avait mis du temps avant de trouver le sommeil, se tournant et se retournant dans son lit, enviant la jeunesse de son petit-fils que rien ne préoccupait encore vraiment dans sa jeune vie. Dans la nuit calme et froide, il regardait sans la voir la flamme du foyer, perdu dans ses méditations, jusqu’à ce que Morphée en vienne enfin à le transporter dans ses bras…
Ce fut le froid qui réveilla net le vieil homme, un peu avant l’aube. La température avait chuté au cours de la nuit, tel qu’il l’avait prédit à son petit-fils la veille. Se mettant sur pieds sans bruit, il se rendit devant le foyer pour enfiler ses vêtements afin de profiter de la faible lumière que dégageaient les quelques tisons qui y agonisaient. Puis, après l’avoir bourré à pleine gueule d’une nouvelle fournée de bûches, il mit la cafetière à chauffer sur le réchaud à gaz et s’installa confortablement devant l’âtre, un pied tendu vers la flamme. Au bout de quelques minutes, les bûches flambaient avec une telle avidité qu’elles lui grillaient le visage.
Comme il allait reprendre la lecture du livre du général Dallaire sur le génocide rwandais, « J’ai serré la main du diable », bouquin que le vieil homme achevait de lire pour la deuxième fois tant il en avait été marqué, une feuille de papier pliée utilisée en guise de signet en tombait. Un simple feuillet dactylographié que lui avait remis il y a quelques années un vieil ami, et sur lequel était inscrit au stylo les mots « à méditer », en guise d’en-tête. Délaissant son bouquin, le grand-père se plongeait aussitôt dans la lecture du texte en question dont il se rappelait fort bien le contenu, une réflexion sur la mort qui avait été tirée d’un volume du regretté Doris Lussier.
Le texte se lisait comme suit : « Je n’ai qu’une toute petite foi naturelle, fragile, vacillante, bougonne et toujours inquiète. Une foi qui ressemble bien plus à une espérance qu’à une certitude. Mais voyez-vous, à la courte lumière de ma faible raison, il apparaît irrationnel, absurde, injuste et contradictoire, que la vie humaine ne soit qu’un insignifiant passage de quelques centaines de jours sur cette terre ingrate et somptueuse. Il me semble impensable que la vie une fois commencée se termine bêtement par une triste dissolution dans la matière, et que l’âme, comme une splendeur éphémère, sombre dans le néant après avoir inutilement été le lien spirituel et sensible de si prodigieuses clartés, de si riches espérances et de si douces affections.
Il me paraît répugner à la raison de l’homme autant qu’à la providence de Dieu que l’existence ne soit que temporelle et qu’un être humain n’ait plus de valeur et d’autre destin qu’un caillou. J’ai déjà vécu beaucoup plus que la moitié de ma vie ; je sais que je suis sur l’autre versant des cimes et que j’ai plus de passé que d’avenir. Alors j’ai sagement apprivoisé l’idée de ma mort. Je l’ai domestiquée et j’en ai fait ma compagne si quotidienne qu’elle ne m’effraie plus… ou presque. Au contraire, elle va jusqu’à m’inspirer des pensées de joie. On dirait que la mort m’apprend à vivre. Si bien que j’en suis venu à penser que la vraie mort, ce n’est pas mourir, c’est perdre sa raison de vivre. Et bientôt, quand ce sera mon tour de monter derrière les étoiles et de passer de l’autre côté du mystère, je saurai alors quelle était ma raison de vivre. Pas avant. La plus belle chose que j’ai lue sur la mort, c’est Victor Hugo qui l’a écrite : “Je dis que le tombeau qui sur les morts se ferme ouvre le firmament, et que ce qu’ici-bas nous prenons pour le terme, est le commencement.” »
Le vieil homme, piqué par la curiosité,  avait, à l’époque où cet ami lui avait remis ce feuillet, cherché à retracer le texte original de Victor Hugo. Et, après quelques recherches, il avait fini par le dénicher. C’était un extrait tiré des Contemplations qui s’intitulait « Sur une tombe », un chant de douleur qu’avait écrit le poète suite au décès tragique de sa fille survenu quatre années plus tôt.  Ce vers de Hugo avait si conquis le grand-père à son tour, qu’il en avait retranscrit à la main un autre passage, à la suite de l’extrait qu’en avait donné Doris Lussier :
« L’âme de deuils en deuils, l’homme de rive en rive, roule à l’éternité… Dès qu’il possède un bien, le sort le lui retire. Rien ne lui fut donné, dans ses rapides jours, pour qu’il s’en puisse faire une demeure et dire : C’est ici ma maison, mon champ et mes amours ! »
-- T’es déjà debout, grand-p’pa ?
Assis dans son sac de couchage au milieu de son lit, le garçon reluquait son grand-père dans la pénombre avec de grands yeux ronds tout endormis, semblant se demander ce qui avait bien pu pousser son aïeul paternel à se lever de si bonne heure.
-- Oui, jeune homme, c’est le froid qui m’a réveillé.
    --  Ah ! c’est pour ça… Quelle heure est-il ?
    --  Trois heures quarante… Si t’es réveillé, vient me rejoindre, je viens de faire du bon café.
    Cinq minutes plus tard, le garçon, tout habillé, venait rejoindre son grand-père devant le foyer dont les bûches flambaient et pétillaient de bonheur.
-- T’es en train de relire le livre du général Dallaire…
-- J’en avais l’intention, mais mon attention a plutôt été distraite par ce texte que m’avait fait parvenir autrefois un vieil ami… Tiens, lis-le pendant que je sers le café… Pas de lait pas de sucre, comme toujours ?
-- Noir, grand-p’pa, comme le tien.
-- Un café qui goûte, dit le vieil homme qui s’affairait autour de la cafetière. À la première gorgée, tu sais à quoi t’en tenir.
Un moment plus tard, il réintégrait sa berceuse avec les deux tasses de café en main, alors que son petit-fils terminait sa lecture du feuillet, une question déjà toute prête pour son aïeul :
-- Qui a écrit ça ? Toi ?
-- Oh ! non. C’est de Doris Lussier… Tiens, ton café… Attention, il est brûlant…
--  Merci… Qui est cet homme? 
-- Doris est mort il y quelques années déjà, c’est pour ça que tu ne sais rien de lui. T’étais trop jeune à l’époque… C’était un brillant philosophe, professeur d’université et comédien, par surcroît… J’avais eu le bonheur d’échanger avec lui, à quelques occasions, il y a plusieurs années de cela… Un homme attachant…
Désignant du regard avec un haussement de sourcils le texte que le garçon tenait toujours dans sa main libre :
-- Tu aimes ?
-- Oui… Ça rejoint pas mal ce que tu penses, non ?
-- Pour sûr… Si tu veux en discuter, je suis d’attaque.
-- Vite comme ça..? Je suis même pas encore réveillé…
-- Prends ton temps…
-- Ben, je dirais d’abord que ses convictions se rapprochent assez des miennes…Je pense, en tout cas… Je parle du passage où il dit que sa foi ressemble bien plus à une espérance qu’à une certitude…
-- Rares sont ceux dont la foi n’est pas vacillante ou inquiète par moments chez l’homme qui cherche à approfondir le mystère de sa présence ici-bas et de son éventuelle survie après la mort… C’est une quête de vérité où tu es seul avec toi-même, comme je te l’ai déjà dit… Seul avec tes convictions, tes doutes, tes peurs, avec ta foi qui peut t’apparaître  même risible devant l’ampleur de ton questionnement et des réponses que tu en attends… Et des réponses qui ne comportent aucune assurance, qui n’ont de sens bien souvent que par la valeur de certitude que leur prête ta foi…
-- En fait, c’est le genre de débat intérieur où te retrouves avec plus de questions que de réponses…
-- Exactement… Que veux-tu, rendu à pareille hauteur de questionnement, t’es dans le domaine de l’hypothèse… La certitude n’existe pas… C’est seulement ta foi, comme je viens de le dire, qui par une adhésion profonde de ton esprit et de ton coeur emmène une certaine conviction en toi… Ça paraît drôle à dire, mais c’est une foi dans un sens qui demande un acte de foi… Et je ne crois pas qu’on puisse arriver à l’expliquer… L’Église parle du mystère de la foi… Un athée dirait sans doute que c’est le fait de la pensée magique… On s’imagine des choses, et on finit par y croire… Bref, à moins de cheminer dans la vie avec la foi du charbonnier, la croyance naïve de l’homme simple, notre foi demeure fragile et inquiète notre vie durant, à l’exemple de celle de Doris Lussier… Et comme il le dit si bien dans son livre, cette foi ressemble bien plus à une espérance qu’à une certitude… Avec toutes les tempêtes intérieures que nous traversons au cours de notre vie, ce qui est magnifique, en définitive, c’est qu’elle tient bon chez le plus grand nombre… « Croyez, aimez, a dit Hugo. Ceci est toute la loi… » « Heureux ceux qui croient sans avoir vu », a dit Jésus dans l’Évangile… La foi qui transporte les montagnes… Jean-Paul II devait être habité par une foi peu commune pour croire qu’il pouvait emmener la chute du « rideau de fer »… Et pourtant, il y est parvenu,  et sans tirer une seule cartouche !
-- Comment se fait-il que certains aient la foi et d’autres pas ?
-- Notre foi, on la reçoit le plus souvent en héritage à notre naissance. Mais rien n’est acquis pour autant… C’est une recherche que personne ne peut faire pour nous… Chez beaucoup de gens, le doute métaphysique finit par s’installer… Ils n’ont pas d’opinion sur l’existence ou la non-existence de Dieu, et leur foi chancelle… Autre chose qui t’a frappé dans les propos de Doris Lussier ?
-- Finalement, c’est l’espoir en Dieu qui nourrit sa foi, non ? 
-- Parfaitement… Et comme il le dit bien, il lui apparaît insensé que l’existence de l’être humain doté d’entendement puisse se terminer par une triste dissolution de tout son être dans la matière, à la fin de sa vie… Que son âme ne connaisse qu’une splendeur éphémère après avoir été le réceptacle de tant de prodigieuses lumières et de tant de vivifiantes espérances, après avoir vibré à tant de beauté et aimé avec tant de bonheur… Sa raison se refuse à accepter une fin aussi dénuée de sens… L’homme, comme il le dit si bien, vaut plus qu’un caillou..! Et il est persuadé que cette idée d’un  terme de la vie, sans espérance de survie aucune pour l’homme, répugne autant à la providence de Dieu… Doris Lussier, en tant que philosophe, devait connaître l’œuvre d’Albert Camus… Et ce que Camus avait écrit au sujet du parcours de l’homme ici-bas, à savoir que « l’homme est sa propre fin, et que s’il veut être quelque chose, c’est dans cette vie », devait lui donner des démangeaisons..! Camus, en tant qu’athée, ne croyait pas à la survivance de l’âme… « Être quelque chose », je suis bien d’accord avec lui, mais combien d’hommes y parviennent à l’intérieur de quelques centaines de jours  de vie..? Oh ! une brillante réussite sociale, une profession enviée, O. K… Mais « être quelque chose », est-ce que ça se limite à cela..?  Si on n’a même pas conscience d’être sur terre pour une raison supérieure à celle de notre petite vie, peut-on dire qu’on « est quelque chose »..? Mais on va s’arrêter là, sinon on s’embarque dans un autre débat… D’autres questions, jeune homme ?
-- Ce qui a été rajouté à la main à la suite de son texte, c’est de toi, grand-p’pa ?
-- Oui, mais c’est juste une transcription… C’est de Victor Hugo… C’est un autre extrait de son poème sur la mort intitulé « Sur une tombe »…
Le vieil homme délaissa sa tasse de café un instant pour reprendre le feuillet et en lire cette strophe :
« L’âme de deuils en deuils, l’homme de rive en rive, roule à l’éternité »…C’est intéressant ce texte… Il donne à penser que l’âme connaîtrait plusieurs vies dont elle ferait à chaque fois son deuil. Et que l’homme, sans jamais rien posséder en ce monde, conduirait sa barque d’un rivage à un autre, dans un long périple vers l’éternité… Remarque bien, que nous sommes déjà dans l’éternité… Nous y avons fait notre entrée à l’instant de notre création… Quand cela s’est-il produit, that’s the question… « Mon Dieu où étais-je avant ma naissance ? Avais-je quelque forme ? » Tu te souviens de ce passage ?
-- Oui, Saint Augustin…
-- Moi, je me suis fait une image de notre voyage initiatique ici-bas… Et cette image, c’est celle d’une goutte d’eau… Le but ultime de l’existence de cette goutte d’eau, c’est d’atteindre un jour la mer… Pour y arriver, elle n’a d’autre choix que de se joindre à la multitude de ses semblables qui entreprennent le même voyage qu’elle… Les autres gouttes d’eau sont sa force, et elle, de son côté, constitue à son tour  la force des autres.
--  Elle se joint aux autres pour former un cours d’eau ?
-- C’est exact… Cette goutte, elle prend naissance en montagne, à la fonte des neiges… Au début, ce n’est qu’un tout petit filet d’eau claire de rien, un ruisseau capricieux qui serpente au milieu des aspérités du relief montagneux… Puis ce ruisseau se transforme en torrent impétueux et rapide avec la déclivité de plus en plus prononcée du terrain, pour finir par constituer un cours d’eau d’une certaine importance qui devient l’affluent d’un lac, d’une rivière, puis, à la fin, d’un fleuve… Un voyage interminable, parce qu’avant d’atteindre le fleuve, cette goutte d’eau risque de rencontrer bien des difficultés… Mille et un pièges la guettent : chutes de terre, de rochers, éboulements de terrain, de falaises, sans compter toutes les dérivations, les détournements et les barrages du fait de la main de l’homme qui peuvent l’amener à se perdre à jamais dans la nature… Mais si elle parvient à passer à travers de tous ces obstacles, elle rejoint alors cette grande rivière, remarquable par le nombre de ses affluents, l’importance de son débit et la longueur de son cours qu’on appelle un fleuve, lorsque ses eaux aboutissent à la mer… Comme certains de ces fleuves ont des milliers de kilomètres de longueur, le voyage de cette goutte d’eau vers la mer représente, dans un sens, la finalité même de l’existence de l’homme ici-bas.
 -- Une vie comme un long fleuve tranquille, dit le garçon en guise de commentaire, dans un regard d’intelligence échangé avec son aïeul.
-- Oh ! c’est une belle image, j’aime bien, jeune homme.
Puis, l’humeur badine, le vieil homme ajouta :
-- Le fleuve coule, mais la goutte d’eau perdue en son sein ne sait rien de ce qui l’attend, en bout de course… La mer, elle ne sait rien d’elle… Elle espère seulement qu’elle existe, et qu’elle va la rejoindre un jour!