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dimanche 10 juillet 2011

Les sœurs siamoises

Ernest Griset, Mammoth Hunters
Photo: © The Bromley Museum Service
Ils sont plus d’une trentaine, vêtus de peaux d’ours et lourdement chargés des restes d’une carcasse de mammouth piégé dans un marécage de la toundra, qui avancent dos courbé et tête baissée pour se protéger contre le vent glacial accompagné de tourmentes de neige qui souffle devant eux, au milieu des étendues d’un paysage quasi désertique, il y a quelque trente-cinq mille ans. Cette carcasse est une aubaine pour ces hommes de Cro-Magnon. Avec les os, ils pourront monter l’ossature de leur hutte pour la nuit qui vient, en partie enterrée dans le loess pour se protéger du vent, puis ils la recouvriront de l’épaisse fourrure de l’animal pour se garder du froid.
Quelques heures plus tard, le groupe qui s’est scindé en deux pour des raisons de sécurité et de commodité de logement a dressé deux abris côte à côte contre un pan de rocher, puis sur le sol gelé des feux ont été allumés dans les deux camps avec la graisse de l’animal, afin de faire cuire des quartiers de cerfs tués une dizaine de jours plus tôt. Les ossements brisés du mammouth servant de combustible en l’absence de bois, les chasseurs se serrent autour des feux sur lesquels achève de cuire la viande dont l’odeur envahit les deux huttes.
Dans le premier abri composé de huit hommes, trois femmes et cinq enfants, deux sœurs inséparables comme des siamoises tant l’une est la copie conforme de l’autre en toute chose, observent la viande dont la peau se fendille en libérant un ruissellement de jus. La chaleur du feu les réconforte après cette longue traque dans le froid et la présence dans les parages de tous ces mammouths, rhinocéros laineux, ours, lions et bisons qui constituent un danger permanent pour le groupe.
La promesse d’un copieux repas déliant les langues- les femmes ont aussi fait provision au cours des mois plus chauds de noix et de noisettes ainsi que de petits fruits séchés quelles incorporeront au menu de ce festin-, les conversations commencent quelque peu à s’animer autour du foyer fumant. Bien sûr, on ignore quelle était le langage parlé de ces hommes, mais on sait, en revanche, que ceux-ci étaient suffisamment évolués pour être capables de réfléchir sur la place qu’ils occupaient au sein de notre univers, ainsi que sur le sens de leur vie.
L’étroitesse de la hutte favorisant le rapprochement entre ses occupants, c’est ainsi que bientôt la première des deux sœurs demande à l’autre, dans un jargon guttural étayé de toute une gestuelle de mimiques et de gestes expressifs, si elle savait que Houm, le chef de leur clan, avait donné un beau collier de dents de lion à Réa, la femme de Bior, le chef du clan adverse. Houm lui aurait donné le collier en secret pendant que Bior était parti à la chasse pour plusieurs jours avec les hommes valides de sa bande. Si la chose ne s’était jamais sue, c’est que Réa aurait soigneusement caché le collier, évitant de le porter en présence de Bior, tant elle redoutait que celui-ci en prenne fortement ombrage.
Déjà toute émoustillée par cette confidence, la seconde sœur s’enquiert aussitôt auprès de l’autre sur la façon dont cette juteuse information lui serait parvenue. Et la première de répondre qu’elle tiendrait cette confidence de la bouche même de Réa. Cette dernière se serait confiée à elle sous le sceau du secret, il y a quelques lunes passées, le jour où les deux clans avaient choisi de se rencontrer pour départager le territoire de chasse qui borde le grand fleuve. Si la première des deux sœurs n’avait jamais parlé de cette affaire jusqu’à ce jour, c’est que Réa lui avait fait promettre de ne jamais ébruiter ce secret à qui ce soit, tant il y avait risque que ce présent envenime le fragile climat de paix entre les deux clans.
Ne voulant pas être en reste de confidence sur sa sœur, sa parente s’empresse de renchérir sur elle. Ainsi, affirme-t-elle, elle aussi sait des choses sur Réa qu’elle n’a jamais dites à personne. La mine par en dessous, le regard en coulisse, elle avance qu’elle est certaine que l’enfant dont Réa est présentement grosse n’est pas de Bior, mais plutôt de Houm. Alors que la première des deux sœurs se dit stupéfaite d’apprendre pareille chose, la deuxième poursuit en disant qu’elle a compté les lunes de la gestation de Réa, et que selon ce calcul celle-ci se serait retrouvée engrossée à la période où elle s’était prétendument égarée en allant cueillir des baies sauvages dans les collines bordant le fleuve. Or, qui avait retrouvé sa trace quand les deux clans rivaux avaient uni leurs forces lors d’une battue générale pour récupérer la malheureuse exposée à tous les dangers, c’était Houm.
Bien sûr, d’ajouter la commère, elle n’a aucune certitude de ce qu’elle avance, mais qu’importe, avec ce qu’elle vient d’apprendre maintenant sur cette histoire de parure de cou offerte secrètement en présent à Réa par le chef de leur clan, cela confirme qu’elle avait vu juste et que ses soupçons sur la prétendue paternité de Houm peuvent être tenus pour vrais.
Les confidences échangées entre les deux sœurs ce jour-là auraient peut-être pu en rester là. Mais dans le groupe de chasseurs qui se serraient autour des braises, un homme qui commençait à vieillir- il allait avoir bientôt quarante ans et était de ce fait considéré comme vieux au sein du clan-, avait tout entendu de l’échange à voix basse des deux femmes. Et comme cet homme avait été délogé l’année plus tôt de son rôle de chef du groupe par Houm, plus jeune et plus vigoureux pour prendre en main la survie du clan, il était resté secrètement amer de sa destitution. Et dans les jours qui avaient suivi ces racontars, il avait rencontré secrètement Bior, le chef du clan adverse prétendument trompé, et il lui avait dévoilé ce qu’il avait entendu comme ragots au sujet de sa femme.
Une lune plus tard, alors que Réa venait d’accoucher d’un fils bien portant, susceptible un jour d’assurer une bonne relève au sein du clan, Bior lui retirait brutalement l’enfant du sein pour l’abandonner aux carnassiers en maraude dans les fourrés bordant le fleuve. Puis, Réa elle-même était chassée hors du clan, abandonnée à son tour sans arme au milieu d’un territoire impropre à toute survie pour une femme seule. Quant à Houm, il périssait avec deux des chasseurs de sa bande, lors d’un guet-apens soigneusement préparé pour le perdre.
Dans les jours qui suivaient cette mortelle embuscade, le clan de Houm s’en prenait à celui de Bior afin de venger l’injure faite à son chef. Bior trouvait la mort à son tour, tué d’un coup de lance. Mais les violences n’allaient pas s’arrêter là pour autant. Devenus ennemis déclarés, les deux camps se lançaient dans une guerre sans merci. Des décennies durant, on se décimait mutuellement dans une lutte fratricide implacable qui devait faire des dizaines de tués de part et d’autre, cela alors que la survie de tous était cruellement menacée dans ces steppes quasi désertiques de la toundra où chaque vie humaine valait son pesant d’or.
Mais qu’étaient donc devenues les deux sœurs responsables de tous ces malheurs, durant tout ce temps? Toujours aussi cauteleuses, elles avaient continué à se nourrir du fiel de leurs racontars et de leurs insinuations perfides. Et bien vivantes, elles avaient même prospéré au cours de toutes ces années, donnant naissance à des rejetons en tout point conformes à leurs tristes modèles.
Aujourd’hui, leur progéniture se chiffre par dizaines de millions de descendants à travers le monde. S’il est utile de préciser ce détail, c’est qu’ils ne sont pas toujours faciles à identifier au sein de la masse, et qu’il vaut mieux être prévenus contre eux, à cause du danger potentiel qu’ils représentent toujours pour leur entourage. Un détail caractéristique de leur personnalité pourrait peut-être aider cependant à les reconnaître dans le lot… Ces rejetons portent tous les noms de leurs deux lointaines ancêtres issues de la nuit des temps : médisance et calomnie!

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