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samedi 4 février 2012

Comme un long fleuve tranquille

Le poids de la fatigue avait commencé à se faire sentir tôt en soirée, après la rude randonnée de plein air en montagne que le grand-père et son petit-fils avaient faite en journée. Aussi les deux hommes avaient-ils choisi de se coucher de bonne heure, afin de se lever aux aurores le lendemain. Assis sur le rebord de son lit, le vieil homme ajusta le réveil de sa montre, avant de se mettre au lit.
-- Debout à quatre heures, marmonna-t-il entre ses dents.
Puis il plia sa grosse veste de laine pour s’en faire un oreiller, éteignit sa lampe de poche et s’étira le cou en direction de son petit-fils allongé dans l’autre lit à quelques pas du sien pour lui souhaiter bonne nuit. Mais le garçon ne répondit pas, n’ayant pas tardé à sombrer dans un profond sommeil à la minute où s’il s’était mis au lit. Dans la pénombre, on ne distinguait que la forme de son corps pelotonné jusqu’au cou dans son sac en duvet.
Se glissant à son tour dans son sac de couchage, le vieil homme n’en remonta la fermeture éclair qu’à moitié, afin de se garder toute liberté de mouvement en cas de nécessité. Une vieille habitude qu’il avait acquise depuis nombre d’années, quand il se retrouvait en présence d’un feu de foyer dont les bûches se consumaient à l’air libre. Ce qu’il craignait, c’est qu’une bûche enflammée du sommet de la pyramide en vienne à s’écrouler hors de l’âtre et rouler sur le plancher de bois de la pièce en semant des charbons embrasés tout autour d’elle. Ce alors que les deux hommes dormiraient à poings fermés. Aussi, comme une âme inquiète, souvent il veillait dans la pénombre, lorsque tout était assoupi autour de lui.
Le grand-père avait mis du temps avant de trouver le sommeil, se tournant et se retournant dans son lit, enviant la jeunesse de son petit-fils que rien ne préoccupait encore vraiment dans sa jeune vie. Dans la nuit calme et froide, il regardait sans la voir la flamme du foyer, perdu dans ses méditations, jusqu’à ce que Morphée en vienne enfin à le transporter dans ses bras…
Ce fut le froid qui réveilla net le vieil homme, un peu avant l’aube. La température avait chuté au cours de la nuit, tel qu’il l’avait prédit à son petit-fils la veille. Se mettant sur pieds sans bruit, il se rendit devant le foyer pour enfiler ses vêtements afin de profiter de la faible lumière que dégageaient les quelques tisons qui y agonisaient. Puis, après l’avoir bourré à pleine gueule d’une nouvelle fournée de bûches, il mit la cafetière à chauffer sur le réchaud à gaz et s’installa confortablement devant l’âtre, un pied tendu vers la flamme. Au bout de quelques minutes, les bûches flambaient avec une telle avidité qu’elles lui grillaient le visage.
Comme il allait reprendre la lecture du livre du général Dallaire sur le génocide rwandais, « J’ai serré la main du diable », bouquin que le vieil homme achevait de lire pour la deuxième fois tant il en avait été marqué, une feuille de papier pliée utilisée en guise de signet en tombait. Un simple feuillet dactylographié que lui avait remis il y a quelques années un vieil ami, et sur lequel était inscrit au stylo les mots « à méditer », en guise d’en-tête. Délaissant son bouquin, le grand-père se plongeait aussitôt dans la lecture du texte en question dont il se rappelait fort bien le contenu, une réflexion sur la mort qui avait été tirée d’un volume du regretté Doris Lussier.
Le texte se lisait comme suit : « Je n’ai qu’une toute petite foi naturelle, fragile, vacillante, bougonne et toujours inquiète. Une foi qui ressemble bien plus à une espérance qu’à une certitude. Mais voyez-vous, à la courte lumière de ma faible raison, il apparaît irrationnel, absurde, injuste et contradictoire, que la vie humaine ne soit qu’un insignifiant passage de quelques centaines de jours sur cette terre ingrate et somptueuse. Il me semble impensable que la vie une fois commencée se termine bêtement par une triste dissolution dans la matière, et que l’âme, comme une splendeur éphémère, sombre dans le néant après avoir inutilement été le lien spirituel et sensible de si prodigieuses clartés, de si riches espérances et de si douces affections.
Il me paraît répugner à la raison de l’homme autant qu’à la providence de Dieu que l’existence ne soit que temporelle et qu’un être humain n’ait plus de valeur et d’autre destin qu’un caillou. J’ai déjà vécu beaucoup plus que la moitié de ma vie ; je sais que je suis sur l’autre versant des cimes et que j’ai plus de passé que d’avenir. Alors j’ai sagement apprivoisé l’idée de ma mort. Je l’ai domestiquée et j’en ai fait ma compagne si quotidienne qu’elle ne m’effraie plus… ou presque. Au contraire, elle va jusqu’à m’inspirer des pensées de joie. On dirait que la mort m’apprend à vivre. Si bien que j’en suis venu à penser que la vraie mort, ce n’est pas mourir, c’est perdre sa raison de vivre. Et bientôt, quand ce sera mon tour de monter derrière les étoiles et de passer de l’autre côté du mystère, je saurai alors quelle était ma raison de vivre. Pas avant. La plus belle chose que j’ai lue sur la mort, c’est Victor Hugo qui l’a écrite : “Je dis que le tombeau qui sur les morts se ferme ouvre le firmament, et que ce qu’ici-bas nous prenons pour le terme, est le commencement.” »
Le vieil homme, piqué par la curiosité,  avait, à l’époque où cet ami lui avait remis ce feuillet, cherché à retracer le texte original de Victor Hugo. Et, après quelques recherches, il avait fini par le dénicher. C’était un extrait tiré des Contemplations qui s’intitulait « Sur une tombe », un chant de douleur qu’avait écrit le poète suite au décès tragique de sa fille survenu quatre années plus tôt.  Ce vers de Hugo avait si conquis le grand-père à son tour, qu’il en avait retranscrit à la main un autre passage, à la suite de l’extrait qu’en avait donné Doris Lussier :
« L’âme de deuils en deuils, l’homme de rive en rive, roule à l’éternité… Dès qu’il possède un bien, le sort le lui retire. Rien ne lui fut donné, dans ses rapides jours, pour qu’il s’en puisse faire une demeure et dire : C’est ici ma maison, mon champ et mes amours ! »
-- T’es déjà debout, grand-p’pa ?
Assis dans son sac de couchage au milieu de son lit, le garçon reluquait son grand-père dans la pénombre avec de grands yeux ronds tout endormis, semblant se demander ce qui avait bien pu pousser son aïeul paternel à se lever de si bonne heure.
-- Oui, jeune homme, c’est le froid qui m’a réveillé.
    --  Ah ! c’est pour ça… Quelle heure est-il ?
    --  Trois heures quarante… Si t’es réveillé, vient me rejoindre, je viens de faire du bon café.
    Cinq minutes plus tard, le garçon, tout habillé, venait rejoindre son grand-père devant le foyer dont les bûches flambaient et pétillaient de bonheur.
-- T’es en train de relire le livre du général Dallaire…
-- J’en avais l’intention, mais mon attention a plutôt été distraite par ce texte que m’avait fait parvenir autrefois un vieil ami… Tiens, lis-le pendant que je sers le café… Pas de lait pas de sucre, comme toujours ?
-- Noir, grand-p’pa, comme le tien.
-- Un café qui goûte, dit le vieil homme qui s’affairait autour de la cafetière. À la première gorgée, tu sais à quoi t’en tenir.
Un moment plus tard, il réintégrait sa berceuse avec les deux tasses de café en main, alors que son petit-fils terminait sa lecture du feuillet, une question déjà toute prête pour son aïeul :
-- Qui a écrit ça ? Toi ?
-- Oh ! non. C’est de Doris Lussier… Tiens, ton café… Attention, il est brûlant…
--  Merci… Qui est cet homme? 
-- Doris est mort il y quelques années déjà, c’est pour ça que tu ne sais rien de lui. T’étais trop jeune à l’époque… C’était un brillant philosophe, professeur d’université et comédien, par surcroît… J’avais eu le bonheur d’échanger avec lui, à quelques occasions, il y a plusieurs années de cela… Un homme attachant…
Désignant du regard avec un haussement de sourcils le texte que le garçon tenait toujours dans sa main libre :
-- Tu aimes ?
-- Oui… Ça rejoint pas mal ce que tu penses, non ?
-- Pour sûr… Si tu veux en discuter, je suis d’attaque.
-- Vite comme ça..? Je suis même pas encore réveillé…
-- Prends ton temps…
-- Ben, je dirais d’abord que ses convictions se rapprochent assez des miennes…Je pense, en tout cas… Je parle du passage où il dit que sa foi ressemble bien plus à une espérance qu’à une certitude…
-- Rares sont ceux dont la foi n’est pas vacillante ou inquiète par moments chez l’homme qui cherche à approfondir le mystère de sa présence ici-bas et de son éventuelle survie après la mort… C’est une quête de vérité où tu es seul avec toi-même, comme je te l’ai déjà dit… Seul avec tes convictions, tes doutes, tes peurs, avec ta foi qui peut t’apparaître  même risible devant l’ampleur de ton questionnement et des réponses que tu en attends… Et des réponses qui ne comportent aucune assurance, qui n’ont de sens bien souvent que par la valeur de certitude que leur prête ta foi…
-- En fait, c’est le genre de débat intérieur où te retrouves avec plus de questions que de réponses…
-- Exactement… Que veux-tu, rendu à pareille hauteur de questionnement, t’es dans le domaine de l’hypothèse… La certitude n’existe pas… C’est seulement ta foi, comme je viens de le dire, qui par une adhésion profonde de ton esprit et de ton coeur emmène une certaine conviction en toi… Ça paraît drôle à dire, mais c’est une foi dans un sens qui demande un acte de foi… Et je ne crois pas qu’on puisse arriver à l’expliquer… L’Église parle du mystère de la foi… Un athée dirait sans doute que c’est le fait de la pensée magique… On s’imagine des choses, et on finit par y croire… Bref, à moins de cheminer dans la vie avec la foi du charbonnier, la croyance naïve de l’homme simple, notre foi demeure fragile et inquiète notre vie durant, à l’exemple de celle de Doris Lussier… Et comme il le dit si bien dans son livre, cette foi ressemble bien plus à une espérance qu’à une certitude… Avec toutes les tempêtes intérieures que nous traversons au cours de notre vie, ce qui est magnifique, en définitive, c’est qu’elle tient bon chez le plus grand nombre… « Croyez, aimez, a dit Hugo. Ceci est toute la loi… » « Heureux ceux qui croient sans avoir vu », a dit Jésus dans l’Évangile… La foi qui transporte les montagnes… Jean-Paul II devait être habité par une foi peu commune pour croire qu’il pouvait emmener la chute du « rideau de fer »… Et pourtant, il y est parvenu,  et sans tirer une seule cartouche !
-- Comment se fait-il que certains aient la foi et d’autres pas ?
-- Notre foi, on la reçoit le plus souvent en héritage à notre naissance. Mais rien n’est acquis pour autant… C’est une recherche que personne ne peut faire pour nous… Chez beaucoup de gens, le doute métaphysique finit par s’installer… Ils n’ont pas d’opinion sur l’existence ou la non-existence de Dieu, et leur foi chancelle… Autre chose qui t’a frappé dans les propos de Doris Lussier ?
-- Finalement, c’est l’espoir en Dieu qui nourrit sa foi, non ? 
-- Parfaitement… Et comme il le dit bien, il lui apparaît insensé que l’existence de l’être humain doté d’entendement puisse se terminer par une triste dissolution de tout son être dans la matière, à la fin de sa vie… Que son âme ne connaisse qu’une splendeur éphémère après avoir été le réceptacle de tant de prodigieuses lumières et de tant de vivifiantes espérances, après avoir vibré à tant de beauté et aimé avec tant de bonheur… Sa raison se refuse à accepter une fin aussi dénuée de sens… L’homme, comme il le dit si bien, vaut plus qu’un caillou..! Et il est persuadé que cette idée d’un  terme de la vie, sans espérance de survie aucune pour l’homme, répugne autant à la providence de Dieu… Doris Lussier, en tant que philosophe, devait connaître l’œuvre d’Albert Camus… Et ce que Camus avait écrit au sujet du parcours de l’homme ici-bas, à savoir que « l’homme est sa propre fin, et que s’il veut être quelque chose, c’est dans cette vie », devait lui donner des démangeaisons..! Camus, en tant qu’athée, ne croyait pas à la survivance de l’âme… « Être quelque chose », je suis bien d’accord avec lui, mais combien d’hommes y parviennent à l’intérieur de quelques centaines de jours  de vie..? Oh ! une brillante réussite sociale, une profession enviée, O. K… Mais « être quelque chose », est-ce que ça se limite à cela..?  Si on n’a même pas conscience d’être sur terre pour une raison supérieure à celle de notre petite vie, peut-on dire qu’on « est quelque chose »..? Mais on va s’arrêter là, sinon on s’embarque dans un autre débat… D’autres questions, jeune homme ?
-- Ce qui a été rajouté à la main à la suite de son texte, c’est de toi, grand-p’pa ?
-- Oui, mais c’est juste une transcription… C’est de Victor Hugo… C’est un autre extrait de son poème sur la mort intitulé « Sur une tombe »…
Le vieil homme délaissa sa tasse de café un instant pour reprendre le feuillet et en lire cette strophe :
« L’âme de deuils en deuils, l’homme de rive en rive, roule à l’éternité »…C’est intéressant ce texte… Il donne à penser que l’âme connaîtrait plusieurs vies dont elle ferait à chaque fois son deuil. Et que l’homme, sans jamais rien posséder en ce monde, conduirait sa barque d’un rivage à un autre, dans un long périple vers l’éternité… Remarque bien, que nous sommes déjà dans l’éternité… Nous y avons fait notre entrée à l’instant de notre création… Quand cela s’est-il produit, that’s the question… « Mon Dieu où étais-je avant ma naissance ? Avais-je quelque forme ? » Tu te souviens de ce passage ?
-- Oui, Saint Augustin…
-- Moi, je me suis fait une image de notre voyage initiatique ici-bas… Et cette image, c’est celle d’une goutte d’eau… Le but ultime de l’existence de cette goutte d’eau, c’est d’atteindre un jour la mer… Pour y arriver, elle n’a d’autre choix que de se joindre à la multitude de ses semblables qui entreprennent le même voyage qu’elle… Les autres gouttes d’eau sont sa force, et elle, de son côté, constitue à son tour  la force des autres.
--  Elle se joint aux autres pour former un cours d’eau ?
-- C’est exact… Cette goutte, elle prend naissance en montagne, à la fonte des neiges… Au début, ce n’est qu’un tout petit filet d’eau claire de rien, un ruisseau capricieux qui serpente au milieu des aspérités du relief montagneux… Puis ce ruisseau se transforme en torrent impétueux et rapide avec la déclivité de plus en plus prononcée du terrain, pour finir par constituer un cours d’eau d’une certaine importance qui devient l’affluent d’un lac, d’une rivière, puis, à la fin, d’un fleuve… Un voyage interminable, parce qu’avant d’atteindre le fleuve, cette goutte d’eau risque de rencontrer bien des difficultés… Mille et un pièges la guettent : chutes de terre, de rochers, éboulements de terrain, de falaises, sans compter toutes les dérivations, les détournements et les barrages du fait de la main de l’homme qui peuvent l’amener à se perdre à jamais dans la nature… Mais si elle parvient à passer à travers de tous ces obstacles, elle rejoint alors cette grande rivière, remarquable par le nombre de ses affluents, l’importance de son débit et la longueur de son cours qu’on appelle un fleuve, lorsque ses eaux aboutissent à la mer… Comme certains de ces fleuves ont des milliers de kilomètres de longueur, le voyage de cette goutte d’eau vers la mer représente, dans un sens, la finalité même de l’existence de l’homme ici-bas.
 -- Une vie comme un long fleuve tranquille, dit le garçon en guise de commentaire, dans un regard d’intelligence échangé avec son aïeul.
-- Oh ! c’est une belle image, j’aime bien, jeune homme.
Puis, l’humeur badine, le vieil homme ajouta :
-- Le fleuve coule, mais la goutte d’eau perdue en son sein ne sait rien de ce qui l’attend, en bout de course… La mer, elle ne sait rien d’elle… Elle espère seulement qu’elle existe, et qu’elle va la rejoindre un jour!

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