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mercredi 9 novembre 2011

La chatte

  
         C’était à dessein que l’homme avait choisi de venir s’installer dans cette maison sise en bordure d’un lac peu fréquenté. En raison de l’isolement des lieux, il avait appris que ses habitants n’entretenaient guère de relations de bon voisinage. Et comme il était d’un naturel peu communicatif, préférant de loin la solitude des endroits sauvages à la promiscuité des villes, il avait ressenti un véritable coup de cœur pour cet endroit situé en pleine forêt, ce dès l’instant où le vendeur lui en avait fait visiter les lieux.
            Mais après deux ans d’une vie de réclusion dans ce lieu retiré où ses seuls contacts avec son voisinage tenaient à quelques salutations par ci par là lors de visites au village le plus proche, ceci afin d’y reconstituer ses stocks de provisions de bouche, l’homme avait fini par sombrer dans un état dépressif morbide. Croyant à tort n’être aimé de qui que ce soit en ce bas monde, il était arrivé à la conclusion que sa vie n’avait de valeur pour personne. Aussi, avait-il pris la décision de s’enlever la vie et de disparaître sans laisser de trace.
            Au jour fixé pour mettre fin à ses jours, il avait prévu de marcher loin en forêt, en quête d’un endroit isolé et peu accessible, et là de s’y faire sauter la cervelle avec son fusil de chasse, à la façon dont Hemingway avait procédé pour se donner la mort. Comme on était à l’automne tard, que la première neige n’allait pas tarder et que personne ne se souciait jamais de prendre de ses nouvelles ou de savoir ce qu’il devenait, il était certain que sa mort passerait inaperçue, et que son corps ne serait sans doute jamais retrouvé. Ou, au mieux, tard au printemps suivant, au dégel, si d’ici ce temps-là sa dépouille n’avait pas servi de festin aux charognards. 
            Quelques jours plus tard, par un matin froid et maussade, l’homme se levait avec la ferme décision de passer à l’acte. C’était aujourd’hui ou jamais. Armé de son fusil et vêtu chaudement en prévision de la bonne marche en forêt qui l’attendait, il ne prenait même pas la peine de verrouiller derrière lui. Enfermé dans ses sombres pensées, son dernier regard, en quittant sa maison, était pour un rustique crucifix accroché au mur et confectionné à partir d’écorce de bouleau par un artisan amérindien de la région. « Si tu existes, à toi de jouer maintenant, marmonnait-il entre ses dents. Moi, j’abandonne la partie ! »
Comme il posait le pied à l’extérieur sur le balcon adjacent à sa véranda, un pauvre chat tigré tout maigrichon et aux grands yeux tristes blotti au haut de l’escalier se relevait en hâte en l’apercevant, prêt à déguerpir au premier geste hostile à son égard. Mais loin de vouloir du mal à son mystérieux visiteur, bien au contraire, l’homme venait s’accroupir à sa hauteur pour lui prodiguer des mots d’apaisement. Jamais il n’avait vu de chat dans son voisinage. Et pour cause, le premier voisin était à plus de trois kilomètres de là. D’où cette misérable bête surgie de nulle part pouvait-elle bien sortir, il n’en savait fichtre rien.
Devinant à sa maigreur que l’animal devait être sous-alimenté, l’homme abandonnait son fusil contre un mur de sa maison et retournait à l’intérieur afin de dénicher une boîte de sardines et un plat d’eau pour son hôte inattendu. De fait, le pauvre chat était si affamé qu’il avalait les morceaux de son poisson avidement, sans même mâcher. Puis, faisant descendre son festin d’une grande lampée d’eau fraîche, sans plus insister, l’animal dévalait l’escalier et disparaissait rapidement à travers bois.
Intrigué par son étrange petit visiteur à poil, l’homme en déduisait que suite à cette marque d’attention de sa part, ce chat errant n’allait certes pas manquer de revenir quémander sa pitance, et même peut-être vouloir s’installer à demeure chez lui, avec la neige qui était maintenant aux portes. Et amusé plus qu’irrité de la chose, il remettait à plus tard l’exécution de ses sombres desseins pour plutôt sauter dans son camion et filer droit au village le plus proche, afin d’y faire provision de nourriture à chats pour son petit visiteur.
Une heure plus tard, alors que l’homme était de retour avec ses achats, il avait la surprise, en posant le pied sur son balcon, d’y découvrir un misérable chaton roux tout ébouriffé abandonné devant le palier de sa porte. Âgé à peine de quatre semaines et commençant tout juste à marcher, le pauvre esseulé miaulait à fendre l’âme, appelant sa mère à la rescousse. Tout était clair à présent pour l’homme : le félin tigré qu’il avait nourri une heure plus tôt était en fait une féline. Et elle réclamait maintenant la même attention pour son rejeton.
De nature sensible, l’homme s’était empressé d’apporter en peu de soutien au nouvel arrivant en lui servant lait et pâtée. Mais alors que toute son attention était concentrée sur l’adorable petit félin, il avait encore la surprise soudainement de voir ressurgir entre les arbres de la forêt son étonnante visiteuse du matin, tenant délicatement dans sa gueule un autre chaton à la livrée tigrée identique à la sienne. Grimpant prestement l’escalier conduisant au balcon, la chatte venait déposer le minet près du précédent, poussait un long miaulement plaintif à l’endroit du maître des lieux, comme pour lui signifier de prendre soin de sa progéniture, puis repartait sans plus tarder par le même chemin qu’elle était venue.
Moins d’une heure plus tard, alors que les deux chatons abandonnés sur place avaient été gavés, câliné et dorlotés mieux que leur mère aurait pu le faire elle-même, la chatte réapparaissait avec un troisième petit félin au pelage gris souris dans sa gueule.  Plus fragile que les deux autres, un œil complètement fermé et collé par des sécrétions, c’était à peine s’il pouvait tenir sur ses pattes. Visiblement c’était le dernier rejeton de sa portée, et elle l’avait déménagé en dernier lieu afin de ne pas le perdre de vue, une fois son transport à domicile terminé, ceci afin de mieux lui prodiguer toute son attention dans son nouveau gîte.
Quelques mois plus tard, alors que l’hiver était bien installé et qu’une épaisse couche de neige avait tout enseveli sous son blanc linceul, autant notre homme s’était senti démoralisé aux derniers jours de l’automne précédent, au point d’être venu bien près de commettre l’irréparable, autant maintenant il était heureux et serein avec cette famille à poil qu’il avait généreusement choisie de prendre sous son toit. Il avait à présent une raison de vivre. Et ces quatre petits félins lui rendaient bien ses bontés à leur endroit, égayant sa maison un peu à la manière d’une marmaille grouillant du matin au soir.
Assis confortablement en face d’un bon feu de foyer avec la chatte endormie sur ses genoux et les chatons s’amusant à courir en tout sens autour de sa berceuse ancestrale, l’homme s’attardait un long moment à détailler le Christ en croix dont il avait imploré l’aide, alors qu’il s’apprêtait à mettre fin à ses jours.
-- Tu as bien joué ta partie, lui dit-il à la fin à haute et intelligible voix. Je ne me risquerais pas à jouer contre toi… Tu es beaucoup trop malin !
Et il éclata d’un grand rire sonore qui eut pour effet de faire sursauter les quatre petits félidés de sa famille d’adoption.

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